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Pourquoi la société est-elle à cran ?
En France, trois salariés sur quatre travaillent en contact avec du public, en face à face ou par téléphone ; ce sont autant de travailleurs exposés aux agressions de clients ou d’usagers. Pour mieux les protéger, les employeurs doivent identifier les ressorts de cette violence.
Vous avez peut-être remarqué cette affichette dans les lieux recevant du public : « En cas d’agression physique ou verbale, vous vous exposez à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. » Ce petit avertissement, qui devient de plus en plus fréquent, a le mérite de rappeler régulièrement ce que supportent de nombreux travailleurs au quotidien, qu’ils soient gardiens d’immeuble, livreurs à vélo, soignants, agents des CAF ou encore salariés des centres d’appels…
La violence qu’ils subissent dans le cadre de leur activité professionnelle est protéiforme : incivilités, vandalisme, reproches, insultes sexistes, racistes, menaces, injures, intimidations… allant parfois jusqu’au passage à l’acte physique avec coups et blessures pouvant entraîner la mort.
Certains secteurs ont pris des initiatives afin de mieux appréhender le phénomène. Créé à la suite de l’agression mortelle de deux infirmières par un patient à l’hôpital psychiatrique de Pau, en 2004, l’Observatoire national des violences en santé (ONVS) liste ainsi chaque année les signalements que lui remontent les hôpitaux. L’ONVS recueille non seulement les atteintes graves aux personnes et aux biens mais également des incivilités qui pourraient être considérées comme mineures.
Certaines entreprises ou organismes ont mis en place un système de signalements en ligne. À France Travail (ex-Pôle emploi), par exemple, quelque 13 000 agressions et incivilités ont ainsi été notifiées en 2023 dans ses 900 agences. Un chiffre en hausse de 15 % par rapport à 2022.
1. Démunis. Les travailleurs sociaux et la grande précarité, Véronique Le Goaziou. Presses de Sciences Po, octobre 2022.
« Sur le lieu de travail, la violence est devenue un problème prioritaire, un défi planétaire », avertissait déjà l’OMS (Organisation mondiale de la santé), en 2004, dans un rapport sur le sujet, qui précisait « qu’aucun facteur n’explique à lui seul pourquoi certaines personnes sont violentes envers d’autres […]. La violence résulte de l’interaction complexe de facteurs individuels, relationnels, sociaux, culturels et environnementaux ». Surtout, pointe l’OMS, le phénomène s’aggrave à mesure que les inégalités se creusent.
« Pendant les Trente Glorieuses, nous avions un modèle qui, globalement, permettait à presque tout le monde d’accéder au minimum de l’aisance sociale, et, jusque dans les années 1980, la pauvreté touchait une frange très ciblée de personnes. Depuis, elle a gagné d’autres populations, avec des répercussions manifestes sur le personnel qui accueille des publics de plus en plus fragilisés », constate aussi Véronique Le Goaziou, sociologue, qui travaille depuis une vingtaine d’années sur la délinquance, la violence, la pauvreté et les politiques publiques relatives à ces questions1. « Dans les organismes d’administration sociale (CAF, Urssaf, etc.), on n’est pas loin du travail social, sauf que les salariés de ces structures ne sont pas des travailleurs sociaux ! » Ils ne sont pas assez nombreux, pas assez formés mais également « confrontés à des machines à rendre fou », souligne la sociologue.
Comme cet agent qui, face à une personne venue se présenter au guichet pour être aidée, s’entend répondre : « Je ne peux rien faire, vous devez aller sur internet… » Ce type d’aberrations génère autant d’agressivité que de syndromes d’épuisement professionnel parmi des salariés qui subissent pareillement l’absurdité de telles situations. « On se repose sur les professionnels de terrain sans leur donner réellement de solution ni de pouvoir d’agir ; leur sentiment d’impuissance est énorme », constate la chercheuse. « Lorsque la société ne peut pas répondre à des demandes simples (se nourrir, rester propre, se loger), quand ces besoins fondamentaux ne trouvent pas de réponse, on crée de nouvelles situations de violence. »
Les employeurs doivent agir
Au-delà des actions de dissuasion, l’employeur doit mettre en place des mesures pour préserver la santé et la sécurité des salariés. Les partenaires sociaux l’ont réaffirmé dans l’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 relatif au harcèlement et à la violence au travail : « Les entreprises qui laissent les incivilités s’installer les banalisent et favorisent l’émergence d’actes plus graves de violence et de harcèlement », met en garde le texte, qui souligne la nécessité d’apporter un cadre concret pour l’identification, la prévention et la gestion des violences au travail.
“Lorsqu’un évènement se produit, il faut pouvoir analyser ensemble ce qui l’a généré et chercher des solutions collectivement. Au lieu de considérer que c’est le fait d’un seul individu, c’est à appréhender comme un problème d’équipe. »
2. Travailler en contact avec le public : quelles actions contre les violences ? - Brochure INRS, juin 2024 (inrs.fr).
En effet, remarque Michaël Gilbert, psychologue du travail : « En l’absence de protocoles clairs, il y a plus de violences dans les lieux d’accueil du public. Alors que l’exposition à des risques physiques ou chimiques est généralement bien identifiée par les employeurs, ce n’est pas du tout le cas s’agissant des relations humaines. Or c’est fondamental pour pouvoir gérer la partie non prévisible du travail qui englobe les relations interpersonnelles. »
Certaines entreprises ont recours à des formations en gestion de conflit. Selon, le chercheur, ces formations sont utiles lorsqu’elles apprennent à détecter les signaux d’un passage à l’acte. Mais pour cela, il faut pouvoir analyser des situations réellement vécues sur le lieu du travail afin de définir la procédure d’intervention la plus pertinente. « Cela fonctionne mieux à partir de l’analyse des vidéos de caméras de surveillance, à partir de faits qui sont réellement arrivés », conseille-t-il. Dans tous les cas, ces formations permettent d’augmenter la perception qu’ont les participants de leurs capacités à gérer ces situations. « Savoir que l’on peut anticiper développe la confiance en soi », souligne le psychologue. À condition, cependant, de bénéficier du soutien indéfectible de sa hiérarchie et de ses collègues.
Livia Velpry, sociologue et spécialiste des questions de santé mentale, confirme ce point : « J’ai pu observer que les choses se passent mieux quand il y a de la réflexivité dans un service : lorsqu’un évènement se produit, il faut pouvoir analyser ensemble ce qui l’a généré et chercher des solutions collectivement. Au lieu de considérer que c’est le fait d’un seul individu, c’est à appréhender comme un problème d’équipe. » Mais pour ce faire, encore faut-il mettre en place des espaces de dialogue dédiés. Tout dépend des moyens et du temps que l’on veut y consacrer et de la volonté de l’encadrement du manager. « La violence, c’est un contexte », résume-t-elle. Alors oui, il faut repérer d’où elle vient pour pouvoir la prévenir plus efficacement2.