Un cœur en Ukraine

iconeExtrait du magazine n°504

Réalisateur, scénariste et producteur, Michel Hazanavicius – dont le film The Artist reçut cinq Oscars en 2012 – est un Européen convaincu. Depuis plus d’un un an, il est ambassadeur d’United24, une plateforme de donation ouverte par le Président ukrainien, Volodymyr Zelensky.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 31/05/2024 à 09h00

Michel Hazanavicius
Michel Hazanavicius© Franck Castel

Depuis février 2023, vous êtes ambassadeur de United24. De quoi s’agit-il ?

C’est une plateforme de donation mise en place par Volodymyr Zelensky pour aider à la reconstruction du pays. C’est un honneur d’avoir été désigné ambassadeur. J’ai été contacté après avoir organisé une vente aux enchères au profit de l’Ukraine où des personnalités du monde du cinéma faisaient don d’objets personnels. Jacques Audiard a donné un César ; Tom Hanks, une machine à écrire ; Omar Sy, une paire de chaussures…

Au total, nous avons récolté 250 000 euros. Cela a permis de reconstruire un immeuble qui avait été bombardé à Irpin [une ville de 62 000 habitants située à 30 kilomètres de Kiev, où, pendant plus de deux mois, les soldats ukrainiens ont résisté et ont interrompu la progression de l’armée russe] et de reloger plus de 300 familles. Une partie des dons récoltés a également été versée à la fondation pour la reconstruction des institutions médicales et éducatives d’Olena Zelenska, la femme du président.

Pourquoi vous êtes-vous mobilisé pour l’Ukraine ?

Ça a été une évidence. Ce n’est pas que l’Ukraine qui est attaquée. Cette guerre a une dimension bien plus large. C’est la paix en Europe qui est menacée. Cette guerre vient nous rappeler que la paix n’est pas acquise, qu’il faut la défendre.

Nous sommes dans une situation un peu paradoxale. La construction européenne, qui était d’abord – il faut le rappeler – une tentative de paix, a tellement bien marché que nous en payons le succès : aujourd’hui, nous n’imaginons plus la guerre comme une possibilité. Cette notion a complètement disparu de l’esprit des Européens, à l’ouest notamment. C’est d’ailleurs un peu ce que disent les Ukrainiens. Ils pensaient être la première génération à ne pas connaître la guerre dans leur pays. Pourtant, elle est bien là.

Aujourd’hui, en France et dans l’Union européenne, nous sommes comme les Ukrainiens, mais sans la guerre.

”Je suis européen, comme je suis français, comme je suis juif, comme je suis réalisateur, comme je suis un père, un fils, un mari. L’Europe permet le cumul de ces identités.”

Que voulez-vous dire ?

Quand on vit en paix, on ne conçoit pas de vivre en guerre. Personne en Ukraine n’a voulu voir ce que Poutine planifiait. Personne n’a regardé ce qui se passait en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie ou en Biélorussie. Personne n’a voulu relier les indices les uns aux autres. Et, à un moment, la guerre arrive à vos portes. C’est exactement pour ça que je dis que nous sommes l’Ukraine. Les Ukrainiens avaient la même insouciance que nous qui vivons en temps de paix. Tous les signaux ont été ignorés. Bien sûr que c’est douloureux de s’imaginer en guerre, mais c’est encore plus douloureux de s’y retrouver. Arrêtons d’être aveugles.

La construction européenne, c’est aussi l’histoire de votre famille.

Oui. Je suis européen, comme je suis français, comme je suis juif, comme je suis réalisateur, comme je suis un père, un fils, un mari. L’Europe permet le cumul de ces identités. Mes grands-parents viennent de Lituanie, de Pologne et d’Ukraine. Ils ont fui leur pays respectif parce qu’à l’époque, l’Europe était un endroit violent où des populations étaient persécutées, étaient victimes de pogroms. Ils sont venus en France parce que ce pays était perçu comme un espace de liberté, comme une destination de paix et de justice. C’est d’ailleurs ce que représente l’Europe pour les migrants. C’est tout ça qui est menacé aujourd’hui, c’est tout ça qu’il faut protéger.

Vous vous êtes rendu plusieurs fois en Ukraine ces derniers mois. Que retenez-vous de vos déplacements ?

Cela m’a d’abord permis de me rendre compte de la force de résistance des Ukrainiens et des Ukrainiennes. C’est aussi très traumatisant. Je suis allé à Boutcha, qui est un lieu de massacre [entre février et avril 2022, des centaines de civils ont été violés, torturés et assassinés par les soldats russes]. Vous entrez dans la réalité. L’horreur, les images, les témoignages que vous voyez aux informations, ils sortent de l’écran. Ils sont devant vous. Vous entendez leurs voix. Vous voyez leurs regards. Vous leur serrez la main. Vous partagez leur émotion.

Je me suis aussi rendu à Irpin. J’ai rencontré des menuisiers, des soudeurs, des programmateurs ou même des chanteurs qui ont pris les armes pour défendre leur famille, leur ville, leur pays. Tous me racontent comment leur vie a basculé, presque avec incongruité.

Vous avez aussi rencontré le président Volodymyr Zelensky. De quoi avez-vous discuté ?

Nous avons parlé des missions de la fondation et de la situation en Ukraine. Vous savez, je ne suis pas un homme politique. Je vous réponds avec toutes mes lacunes. Ce n’est pas forcément mon rôle. Je suis plus à l’aise quand il s’agit de parler de cinéma.

”La démocratie est un projet de société qui existe parce que des individus y croient”

Récemment, vous déclariez que si l’Europe existe quelque part, c’est bien sur le front ukrainien.

Oui. Je pense que c’est là où l’Europe et l’idéal européen s’incarnent le mieux. Où des gens les défendent de leur vie. Sur la place Maïdan, en 2014, des personnes sont mortes avec un drapeau européen à la main. Évidemment que les Ukrainiens se battent d’abord pour eux, parce que c’est leur sol, mais ils se battent aussi pour une certaine vision du monde. Ils veulent continuer à vivre, à vivre libres. Si vous allez en Ukraine, vous vous rendrez compte que c’est un pays totalement aligné sur le mode de vie européen. Même si on lui reproche de ne pas remplir tous les critères pour entrer dans l’Union, c’est pourtant bien elle qui en défend les valeurs démocratiques, plus qu’un pays comme la Hongrie, par exemple, qui en est pourtant membre.

L’Union européenne est-elle à la hauteur des enjeux ?

Il est temps que l’Union européenne prenne une nouvelle dimension. Il y a un homme derrière tout ça : Poutine. Il y a un pays derrière tout ça : la Russie. Un pays pour qui la guerre n’est pas qu’une option mais un outil. Et ce n’est évidemment pas le seul État à avoir la démocratie en horreur.

Certains se demandent d’ailleurs si nous ne sommes pas déjà en guerre. Regardez les moyens qui sont utilisés pour nous déstabiliser. Je ne parle pas de combattants ni de missiles ni de drones. Je parle d’espionnage et de cyberattaques. Il y a aussi de la corruption. Leur carrière politique à peine finie, de nombreux leaders européens ont été embauchés par de grands groupes russes.

Je parle aussi de propagande, de fake news qui influent sur les opinions publiques et sur la bonne tenue des élections. Tout cela est très agressif.

L’Union européenne est aussi menacée de l’intérieur avec la montée en puissance des partis d’extrême droite.

Notre modèle est fragile, il l’est d’autant plus quand ses citoyens cessent d’y croire. Comme la paix, la démocratie n’est pas un acquis. Il y a des gens qu’elle ne fait plus rêver. Parce qu’on ne rêve pas de ce qu’on a. En plus de la défendre, il faut la faire vivre. La démocratie n’a rien de naturel. C’est un projet de société qui existe parce que ses habitants y croient, ensemble. Lorsqu’ils cessent d’y croire, elle disparaît. C’est ce qui pourrait arriver aux États-Unis.

Je voudrais faire un parallèle avec la Seconde Guerre mondiale, à une époque où le Parti communiste était très puissant. À force de se focaliser sur la social-démocratie comme l’ennemi à abattre, on s’est retrouvé avec des alliances improbables, et les conséquences dramatiques que l’on connaît. Il ne faudrait pas que l’histoire se répète. Aux femmes et aux hommes politiques de redéfinir leurs priorités et de retrouver le sens de la mesure. Un adversaire politique n’est pas forcément un ennemi.

Les élections approchent. Les résultats seront analysés avec attention…

À propos de l'auteur

Guillaume Lefèvre
Journaliste

Nous vivons une période de troubles. Ces élections sont importantes. Un bulletin de vote permet d’influer sur le cours des choses. Mais il peut aussi faire basculer un pays, puis un deuxième, et ainsi de suite. C’est tout un continent qui peut basculer. Nous devons rester vigilants et mobilisés.