Extrait du magazine n°508
Ses spectacles sont à son image : une énergie unique, une créativité sans limites. À 60 ans, la chorégraphe franco-espagnole Blanca Li aime toujours autant surprendre, s’essayer à des fusions originales entre différentes disciplines artistiques, expérimenter sans cesse. Un éclectisme qui a guidé toute sa carrière, de Madrid à Paris en passant par New York. Rencontre, ponctuée de grands éclats de rire.
Revenons sur votre enfance, entre Grenade et Madrid. Vous êtes née dans une famille où créer des spectacles était aussi fréquent que naturel…
Il faut dire que nous étions nombreux à la maison, et nous recevions aussi beaucoup : il y avait notre fratrie de sept enfants, mais aussi les quatre enfants de la sœur de ma mère et les cinq enfants de sa meilleure amie ! Nous étions souvent une vingtaine d’enfants et, pour nous occuper, on nous disait : « Allez inventer quelque chose ! » Et pendant qu’on se déguisait, qu’on préparait des petites pièces de théâtre, des chansons, des chorégraphies, les parents étaient tranquilles ! [rires]. Pendant les réunions de famille, aussi, on chantait, on dansait, on disait des poèmes… On s’amusait beaucoup !
Vous avez été gymnaste de haut niveau dans l’équipe nationale d’Espagne. À 17 ans, vous partez pour New York. Vous dites que votre vie n’aurait jamais été la même sans cette expérience… En quoi cette période new-yorkaise a été si marquante ?
Cette expérience m’a complètement changée. J’étais partie pour six mois, et je suis finalement restée cinq ans ! Parce qu’en arrivant là-bas, j’ai halluciné ! J’arrivais d’un pays qui sortait de la dictature, qui se réveillait, et là, dans cette ville, c’était un bouillonnement incroyable, avec des artistes qui venaient du monde entier. C’était aussi la naissance du hip-hop… C’était fou ! Je découvrais un autre monde, une autre culture, je suivais les cours de Martha Graham, cette immense dame de la danse, je vivais mon rêve ! C’est là également que j’ai découvert le jazz, la danse africaine, tous les styles, toutes les danses…
Je dansais sept à huit heures par jour. J’avais comme une boulimie d’apprendre. En fait, c’est à New York que je suis devenue un peu ce que je suis aujourd’hui : j’ai travaillé là-bas avec des artistes de toutes les disciplines, de tous les univers ; il y avait des rappeurs, des artistes plasticiens, des cinéastes, des musiciens, des performeurs… J’ai appris à tout faire à cette époque : quand l’un tournait un film, les autres faisaient les figurants ; quand l’un voulait créer une performance, on l’aidait, on fabriquait les costumes, on créait les musiques… C’est vraiment là que j’ai trouvé cette énergie des mélanges, des fusions…
Vous revenez ensuite à Madrid, où vous ouvrez un bar de nuit…
Dans ce bar, j’avais créé une petite scène où se produisaient des artistes. Je dansais beaucoup le flamenco à l’époque. C’est devenu un lieu de la nuit madrilène, mais avec toujours des performances, des artistes… À cette époque, j’ai aussi créé ma première compagnie et mon premier vrai spectacle, sélectionné pour l’exposition universelle de Séville. Mais le contexte n’était pas porteur : en Espagne, il n’y avait rien à l’époque pour la danse, pas de scène, pas d’institutions… J’avais la sensation d’être dans une impasse, ce qui m’empêchait d’évoluer.
“Je crois que ce qui m’aide, c’est que je n’ai pas peur. Ni peur de l’échec ni peur de ce que les gens vont dire. J’y vais, je fonce. Parfois, je me prends le mur… Mais j’assume.”
Alors vous décidez de venir vous installer à Paris, avec votre mari, français. Mais les premiers temps sont difficiles…
Oui. Je ne connaissais pas la langue, je n’avais pas les codes… J’envoyais mes vidéos aux festivals mais ça ne marchait pas. Finalement, avec ma compagnie, on a loué un théâtre pendant un mois au Festival Off d’Avignon. Ça a été une expérience très dure, très éprouvante. On y avait mis tout notre argent. Mais, petit à petit, on a commencé à avoir du public… Et à la fin on a été récompensés par le prix Coup de cœur du Off, et on a vendu nos deux premières dates. Un exploit ! [rires].
Vous avez dit, un jour : « La danse est un village trop petit pour moi. Je n’ai jamais pu m’en contenter. » Expliquez-nous…
Cela a beaucoup changé depuis, mais quand j’ai commencé, tout était très cloisonné : tu étais danseur classique ou contemporain ou danseur hip-hop… Les choses ne se mélangeaient pas. Je trouvais l’univers de la danse très fermé, très « sur soi ». Moi, j’avais envie d’autre chose ! Dès le départ, j’ai voulu des mélanges. Mon spectacle à Avignon, Nana et Lila, mêlait flamenco et danse contemporaine sur des rythmes de tambours gnawas du Maroc. Puis, dans d’autres spectacles, j’ai mêlé le cirque, le BMX et le hip-hop…
Votre Casse-Noisette en version hip-hop sur la musique de Tchaïkovski ; Didon et Enée, de Purcell, chorégraphié sur une scène arrosée d’eau ; vos danseurs qui évoluent avec des spectateurs équipés de casques de réalité virtuelle pour votre Bal de Paris… Vous êtes « sans limites » ?
Le Bal de Paris, c’est sans doute le truc le plus fou que j’ai fait de toute ma vie ! [rires] Tout le monde me disait : « C’est mission impossible ! » Mais justement, quand on me dit que c’est impossible, cela me donne encore plus de courage ! Je crois que ce qui m’aide, c’est que je n’ai pas peur. Ni peur de l’échec ni peur de ce que les gens vont dire. J’y vais, je fonce. Parfois, je me prends le mur… Mais j’assume.
Je dis toujours : quand tu as quelque chose en tête, il faut au moins essayer. Si tu te freines avec la peur, parce que ci, parce que ça… Non ! Quand on commence à imaginer tout ce qui ne va pas aller, on ne fait plus rien. Et puis c’est un besoin tellement fort chez moi, de créer. Créer est une obsession, ne plus inventer serait comme cesser de respirer.
Vous avez été élue à l’Académie des beaux-arts en 2019… Vous êtes donc une « immortelle », ça vous fait quoi ?
C’était fort comme moment, très émouvant… Quand on me l’a annoncé, c’était incroyable ! J’ai eu la sensation de devenir encore plus française, plus accueillie. Je me suis sentie appartenir encore plus à ce pays où j’ai pu me développer en tant qu’artiste et en tant que personne.
En juin dernier, vous avez été nommée à la direction de la Grande Halle de la Villette. Quel est votre projet pour sa programmation ?
C’est déjà un lieu formidable, très vivant, où il se passe beaucoup de choses. Je voudrais que cela le soit encore plus, que ce lieu devienne encore plus festif et plus populaire. Un peu à la manière de ce que l’on a vécu pendant les Jeux olympiques, cet été, autour du Club France et des pavillons des différents pays : c’était devenu un lieu de célébration qui mélangeait toutes les cultures, tous les âges et toutes les classes sociales, avec des animations tous les soirs. C’est cela que j’aimerais pour ce parc : un endroit qui, au travers de projets culturels variés, permette de réunir des publics très divers. On va aussi beaucoup travailler sur les cultures urbaines.
La Villette a toujours eu cette ouverture, mais j’aimerais l’accentuer : que tous les artistes qui créent dans la rue [street art, danses urbaines, etc.] soient comme à la maison, ici, à La Villette. Que tout le parc soit un laboratoire de création, d’expérimentation mais aussi de partage, d’apprentissage… Dans l’immédiat, nous préparons une fête de Noël, la « Winter Party », avec toutes sortes d’animations culturelles et artistiques. Notre intention est d’aller toujours plus à la rencontre de gens qui pensent que l’art et la culture ne sont pas pour eux.