Extrait du magazine n°512
Cuisinier médiatique et engagé, ce chef étoilé et ceinture noire de judo n’a pas peur de mouiller la tunique quand il s’agit de défendre ses convictions face à l’ubérisation des métiers, la fracture sociale ou encore le pouvoir d’achat. Rencontre.

Alors que vous êtes un cuisinier connu du grand public et reconnu par la profession, qu’est-ce qui vous a poussé à prendre la présidence d’un syndicat patronal en 2022 ?
Je vais être très franc avec vous. Je n’ai jamais rêvé d’être à la tête d’un syndicat patronal. J’ai connu l’Umih [Union des métiers et des industries de l’hôtellerie] à travers la formation professionnelle.
À l’époque, j’estimais qu’il y avait des améliorations à apporter, notamment pour les jeunes les plus éloignés de nos métiers. Je me suis ensuite beaucoup investi pendant la période de Covid-19, notamment sur les protocoles sanitaires à mettre en place dans les restaurants, car j’avais vécu une situation similaire à Hong Kong en 2002 au moment du Sras. Et j’ai finalement mené campagne pour la présidence du syndicat autour de trois chantiers que je souhaitais faire avancer : la communication autour de nos métiers, que je ne trouvais pas bonne, l’impact social des transformations de la société sur notre secteur et l’impact environnemental de notre activité.
Vous êtes un président plutôt critique du monde syndical…
J’estime que nous sommes trop lents par rapport à la rapidité avec laquelle évolue la société. Prenons l’ubérisation de nos métiers. Depuis une dizaine d’années – et cela s’est accéléré avec le Covid –, nous vivons une déréglementation à marche forcée sans qu’il y ait de véritable réflexion sur l’avenir de notre modèle social. Quand je rencontre des hommes et des femmes politiques, de gauche, de droite, du centre, peu importe, je suis assez atterré de voir que personne ne s’empare du sujet. Rien n’est fait. Il n’y a pas de décision prise alors qu’il y a urgence.
Nous devrions nous asseoir autour d’une table et réfléchir au modèle que nous voulons dans dix ou vingt ans. Je suis très attaché au modèle social français, mais il faut parvenir à le faire évoluer si nous voulons qu’il ait un avenir. Aujourd’hui, on laisse se créer des plateformes qui transforment les salariés en autoentrepreneurs alors que ce n’est pas légal, car il y a un lien de subordination dans les cuisines.
Nous sommes confrontés à une mondialisation capitaliste très dure, très très dure, beaucoup plus dure que ce qu’on a connu. Et je trouve que l’action syndicale est à contretemps, qu’il n’y a pas grand-chose de fait. On a mis dix ans pour qu’une loi vienne enfin réguler un peu les meublés touristiques. De plus, ces plateformes qui captent une part importante de la richesse de nos secteurs ne sont, pour la plupart, pas françaises et ne paient pas d’impôts chez nous.
Revenons au sujet de la formation professionnelle. Les écoles Cuisine Mode d’Emploi(s), que vous avez contribué à créer, continuent de se développer. Vous diriez que c’est un pari réussi ?
Ce projet, que nous avons lancé en 2012, c’est aujourd’hui dix écoles dans des quartiers que l’on dit difficiles. Elles ont permis à 10000 personnes de retrouver un projet métier. Donc oui, le pari est gagné, mais c’est plus qu’un pari. Il faut que la démarche s’inscrive dans le temps. Ça fonctionne parce que ça répond à un objectif précis : former vite et bien des personnes éloignées, voire très éloignées de nos métiers, au départ.
“Je ne pense pas que nos métiers soient particulièrement pénibles. On peut essayer de progresser sur les horaires mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, aujourd’hui, ce sont les rémunérations.”
À l’époque, ce discours passait plutôt mal… Diriez-vous que les mentalités ont évolué ?
Oui, quand je suis arrivé avec Cuisine Mode d’emploi(s), j’ai dérangé un certain milieu en affirmant que la formation devait être plus rapide, plus efficace. Pour certains jeunes, deux ans de formation, c’est trop long, surtout quand beaucoup sont orientés par défaut. Il faut qu’ils puissent tester rapidement et changer de voie s’ils n’accrochent pas. On a finalement mis le doigt sur des évidences : la nécessité de diversifier les approches, tout en gardant, bien sûr, des filières plus longues et d’excellence pour les jeunes passionnés.
Les métiers de la restauration ont toujours la réputation d’être particulièrement pénibles…
Je ne pense pas que nos métiers soient particulièrement pénibles. On peut essayer de progresser sur les horaires mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, aujourd’hui, ce sont les rémunérations. C’est un sujet de fond. Vous ne pouvez plus vivre de votre travail. Le combat syndical doit se positionner là-dessus en dépassant la rhétorique des plateaux de télévision sur les riches, les pauvres et la lutte des classes. Quand je donne 200 euros de prime à quelqu’un, ça m’en coûte 400. Et il ne lui reste que 70 euros en poche. Aujourd’hui, un restaurant très bien géré est à 2 % de marge. C’est compliqué de partager la valeur dans ces conditions.
Or, ce que je garde à l’esprit, c’est que quelqu’un qui est bien payé est quelqu’un qui s’épanouit socialement. L’ouvrier doit pouvoir se dire qu’avec ce qu’il gagne, il peut améliorer sa vie et celle de ses enfants. Mais quand votre salaire ne vous permet plus ça, que vous êtes à découvert le 10 du mois, il y a un problème de fond.
Vous ne vous sentez pas un peu seul dans le monde patronal à tenir ce discours ?
Je rappelle souvent, quand je suis dans des instances patronales, qu’il y a cinq millions de gens à l’aide alimentaire, que 14 % de la cité vit sous le seuil de pauvreté et que la France compte un million de travailleurs pauvres. Très honnêtement, il y a une écoute, mais on n’arrive pas à dialoguer pour trouver des solutions. On est vite dans l’invective contre les riches ou les actionnaires. Résultat : la fracture sociale est toujours là, de plus en plus inflammable. Moi, j’ai grandi à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) dans une cité ouvrière. Notre patron, c’était Georges Marchais, censé nous protéger et faire payer les « salauds de riches ». Il ne les a jamais fait payer et c’est nous qui avions l’électricité coupée. Je dis souvent que j’ai compris les Gilets jaunes car j’aurais pu en devenir un. J’ai connu des périodes compliquées où je me suis endetté pour tenir. La vie a fait que je suis passé du bon côté de la barrière, mais cela tient à peu de chose.
Votre investissement dans Cuisine Mode d’Emploi(s) ou Pass’Sport pour l’Emploi, c’est une façon d’apporter votre pierre à l’édifice de la solidarité ?
C’est la partie de ma vie qui m’excite le plus, qui me donne le plus de satisfaction, le plus de plaisir. C’est mon équilibre de vie. J’ai décidé de m’investir dans l’insertion lorsque j’ai commencé à avoir des étoiles Michelin, quand cela commençait à bien marcher pour moi. On peut alors très vite attraper la grosse tête. J’ai commencé par rejoindre les Restos du cœur, puis j’ai participé à la création des écoles Cuisine Mode d’Emploi(s).
Avec Pass’Sport pour l’Emploi, nous proposons à des jeunes volontaires huit semaines de mise en condition physique avant d’intégrer une formation plus classique. L’idée est qu’ils soient bien dans leur corps et leur tête. Avec ce dispositif, on peut aller chercher des jeunes au pied des tours et leur proposer de se mettre
dans une dynamique positive. Beaucoup acceptent car rien n’est pire que ne rien faire, ne pas avoir de projet.Que ce soit par le sport, l’art ou l’artisanat – qui sont pour moi les trois grands domaines d’insertion –, l’idée, c’est de faire pour apprendre et d’appliquer la méthode RER : rigueur, engagement et régularité. Et ça marche !