Extrait du magazine n°511
Dorothée Olliéric a couvert pour la télévision tous les conflits aux quatre coins du globe depuis 1992. Elle a vu l’indicible au Rwanda, l’enfer de Sarajevo, l’arrivée des talibans, le départ des Farc, l’invasion de l’Ukraine. Pour tenir loin des siens, un credo : témoigner pour toutes celles et tous ceux obligés de se battre pour survivre. Rencontre.

Pourquoi ce livre et ce titre : Maman s’en va-t-en guerre ?
Des éditeurs m’ont souvent sollicitée pour raconter ma vie de grand reporter. Mais mon boulot, c’est de raconter la vie des gens, pas de me mettre en avant. Finalement, après trente ans sur des terrains de guerre, je me suis sentie légitime pour partager mes souvenirs et, à cette occasion, faire comprendre à mes deux enfants ce que j’ai vécu en tant que mère, avec cette profession qui m’a si souvent éloignée d’eux.
Lors de ta première confrontation avec la guerre, en Angola, en 1993, tu écris : « J’apprivoise mon dégoût […]. Je refoule mon écœurement. » Pourquoi avoir choisi ce métier ?
La guerre, je l’avais imaginée avec, comme beaucoup, un sentiment paradoxal de répulsion et d’attraction. Ce jour-là, en arrivant à Luanda, malgré la chaleur et la puanteur, je me suis dit : « Il faut rester, il faut témoigner sinon qui va montrer tout ça ? » Alors, pas question de faire
des interviews en me bouchant le nez. J’ai respiré à fond la guerre, l’odeur des cadavres, et je suis restée trois semaines en sillonnant le pays dans tous les sens. Ce fut mon baptême du feu.
Tu dis : « On est prêt au pire, on ne sait pas si on va revenir. » Comment maîtrise-t-on sa peur ?
On s’habitue à la guerre. Tout le monde s’habitue. J’étais en Ukraine au tout début de l’invasion : quand les chars russes sont arrivés dans le pays, les gens se sont réfugiés dans le métro pendant plusieurs semaines, complètement sidérés, tétanisés, effrayés. Puis ils sont rentrés
chez eux. Six mois plus tard, lorsque les alertes retentissaient, ils n’accéléraient même plus le pas dans la rue ! Et quand ça sonne tout le temps et qu’on ne dort pas, entre la peur et la fatigue, c’est souvent la fatigue qui prime, on ne descend même plus aux abris…
Peut-on refuser une mission ?
On en refuse une, deux, mais s’il y a une troisième fois, on ne vous en demandera plus, vous passez pour fragile… Je suis repartie quand mon fils avait juste deux mois et demi, en Afghanistan – mon pays de cœur, je ne pouvais pas refuser. Mais, cette fois, quand on m’a demandé d’aller sur la ligne de front, j’ai dit non, c’était trop dangereux : une journaliste italienne venait de perdre une jambe sur le trajet. Il m’a fallu du temps après cette mission pour retrouver ma sérénité.
“Je me suis toujours efforcée de raconter ce que je voyais sans prendre parti, c’est-à-dire en gardant à l’esprit que je ne devais pas me laisser emporter par mes émotions.”
Être une femme reporter, c’est aussi avoir un autre regard sur la guerre ?
Oui, sans doute, bien qu’il soit impossible de dire qu’il existe une sensibilité féminine ou masculine. Mais c’est vrai qu’il y a peu de femmes
sur les zones de combat. Alors nous sommes l’image de la mère, de l’épouse ou de la sœur, cela génère une sorte de bienveillance. Une femme est bien accueillie partout. Même avec les talibans, j’ai pu travailler : ils répondaient à mes questions en ne me regardant jamais dans les yeux. Et les femmes musulmanes me recevaient chez elles alors qu’elles n’auraient jamais fait entrer un homme. Là, c’est un atout d’être une femme quand le cameraman, lui, doit rester dehors…
Au milieu du chaos, comment construire un récit objectif ?
On navigue effectivement en eaux troubles. Il y a toujours un risque d’erreur d’appréciation ou de manque de distance. D’une manière générale, je me suis toujours efforcée de raconter ce que je voyais sans prendre parti, c’est-à-dire en gardant à l’esprit que je ne devais pas me laisser emporter par mes émotions. Cependant, à Gaza sous les bombes israéliennes, je suis gazaouie, et quand je suis, en 2006, dans le nord d’Israël, trente-trois jours sous les roquettes du Hezbollah, je suis israélienne. Or je ne suis évidemment ni l’une ni l’autre, je suis journaliste, ni musulmane ni juive, mais dans la peau de ces personnes qui vivent chacune un enfer.
Tu écris : « Couvrir des guerres, c’est se condamner aux mauvais rêves. » Comment ne pas rapporter la guerre à la maison ?
De fait, je fais énormément de cauchemars, surtout pendant les quinze jours qui suivent mon retour. Mon cœur, mon intérêt sont encore là-bas. Il faut néanmoins préserver son entourage et ses proches. Je raconte volontairement peu de choses en famille. Dans ma tête, c’est la guerre, mais je souris quand même.

L’armée impose-t-elle beaucoup de limites quand on est sur un front de guerre ?
Cela dépend des armées. En Ukraine, les militaires vous emmènent en première ligne, dans la tranchée, avec les Russes à 500 mètres… Car l’important, pour eux, c’est que l’on parle de leurs combats malgré le danger. L’armée française, en revanche, est très prudente.
“Vivre sans chauffage, se laver dans un fleuve pollué, rouler des heures sur des routes défoncées, cela peut paraître pénible mais nous sommes à chaque mission dans un moment historique, personne de l’équipe ne songe à rentrer.”
Avez-vous constaté une forme de banalisation du mal avec l’arrivée des réseaux sociaux et l’information en continu ?
Au début d’une guerre, il y a forcément plus de journalistes sur le terrain. Puis il y a des moments où nos reportages ne passent pas. On sent alors la lassitude des rédacteurs en chef et celle des spectateurs alors que, pour nous qui sommes sur place, notre témoignage est la chose la plus importante du moment. J’ai le souvenir d’un sujet de quatre minutes sur une arnaque aux faux meubles anciens diffusé un soir à la place d’un reportage en Ukraine réalisé dans des conditions extrêmement difficiles. Quelle frustration ça a été pour nous !
À propos de conditions de travail, tu parles souvent des nuits sans sommeil, sous les bombes, au pied d’un char, réfugiée dans un escalier…
On tient avec l’adrénaline ! En Ukraine, lors d’un séjour de cinq semaines, nous avons dormi trois quatre heures par nuit seulement. Vivre sans chauffage, se laver dans un fleuve pollué, rouler des heures sur des routes défoncées, cela peut paraître pénible mais nous sommes à chaque mission dans un moment historique, personne de l’équipe ne songe à rentrer. On veut la fin de l’histoire.
Avez-vous des primes de risque ?
Non, elles ont été supprimées par notre rédaction en 2007 au motif qu’elles étaient susceptibles d’encourager certaines personnes à s’exposer pour de l’argent…
Je trouve cela exagéré. Un militaire qui part dans un pays en guerre double son salaire, ce n’est pas le cas pour nous.
Et pourtant, c’est de plus en plus dangereux ?
Absolument. J’ai connu, à mes débuts en Angola ou en Bosnie, l’artillerie de guerre. On peut se trouver au mauvais endroit au mauvais moment… Puis, après 2001, avec les djihadistes, les journalistes sont carrément devenus des cibles, et là, franchement, j’ai eu peur. Je me suis posé des questions après la décapitation de James Foley en Syrie, en 2014.
Je suis repartie quand même parce que ce métier est plus fort que tout, plus fort que la peur et les idées noires, même si, par moments, ça vacille. À la demande de mes enfants, je ne suis jamais allée en Syrie mais partout ailleurs les risques existent tout autant. Récemment, ce qui a tout changé, ce sont les drones armés, c’est un véritable jeu vidéo. En Ukraine, il vaut mieux retirer le brassard « presse », c’est comme si un sniper nous visait en permanence. C’est redoutable, le champ de bataille n’est plus le même.
L’Afghanistan est ton pays de cœur. Pourquoi ?
J’y suis allée la première fois en 1996 et j’y suis retournée sans cesse. Les Afghans sont d’une hospitalité et d’une gentillesse infinies. J’ai eu la chance de pouvoir interviewer le commandant Massoud, le chef de la résistance contre le terrorisme islamiste. Entre guerre et résilience, l’histoire de ce pays est incroyable.
Et j’admire le courage inouï des femmes réduites à l’invisibilité et au silence qui ont osé témoigner à visage découvert devant notre caméra. Je les ai vues conquérir une certaine liberté puis tout perdre. Ma dernière mission remonte à l’année dernière ; je voudrais repartir pour continuer à parler d’elles. Pour l’heure, mes deux dernières demandes de visa ont été refusées. En attendant, beaucoup de femmes continuent à m’écrire et me donnent des nouvelles.
Finalement, cela doit être difficile de repartir en laissant la guerre derrière soi ?
La guerre exacerbe tout, la peur, la joie, les émotions. Il y a des rencontres très fortes. Sous les bombes, on brise très vite la glace, la solidarité fonctionne à plein régime. Rentrer à la maison en sachant ce que vivent ces personnes, c’est toujours douloureux pour moi.
Et je m’en veux de ne pas pouvoir faire plus. J’essaye. Je suis toujours partante pour parler des femmes afghanes lorsqu’on me sollicite. J’ai fait tellement de demandes au Quai d’Orsay qu’ils m’ont priée de cesser de les harceler.