Extrait du magazine n°510
Révélée au grand public par Naissance d’un pont puis Réparer les vivants*, en 2014, Maylis de Kerangal poursuit, livre après livre, une œuvre infiniment sensible, au style ciselé, envoûtant, aux phrases qui se déploient comme des volutes. Le monde du travail fait partie
de ses sources d’inspiration. Rencontre.
Vous avez grandi au Havre, cette ville qui est au cœur de votre dernier ouvrage, Jour de ressac. Vous dites souvent que vous ne seriez pas l’écrivaine que vous êtes si vous n’aviez pas grandi là… Comment cette ville vous a-t-elle façonnée ?
S’il est assez obscur de définir pourquoi on devient écrivain, j’arrive sans difficulté à identifier de quelle manière Le Havre m’a pourvue d’une certaine sensibilité, que je n’aurais pas eue ailleurs. Sa position géographique, en bord de mer, face à un horizon large, ouvert, m’a donné une certaine façon de me représenter le monde.
Le fait d’avoir grandi là m’a donné une sensibilité aux grands ciels, à l’horizon et l’idée de l’attente, l’idée du déplacement… Le Havre, c’est une histoire particulière, avec le grand traumatisme de sa destruction pendant la Seconde Guerre mondiale, et donc un certain rapport à ce qui a disparu, chose que l’on n’a pas forcément lorsqu’on grandit dans des villes qui sont restées intactes. Cela configure un imaginaire, une sensibilité à certains thèmes, à une certaine mémoire, un rapport à l’Histoire, au passé, à ceux qui ont disparu, aux fantômes. Il y a au Havre quelque chose de très fort pour cela…
Mais vous dites aussi que vous avez eu envie de la fuir, cette ville, quand vous étiez adolescente. Aviez-vous l’impression d’y étouffer ?
C’est vrai que j’ai eu envie de la fuir mais pas parce que j’y étouffais. Le Havre, c’est le contraire de l’étouffement : c’est une ville de grand vent… Mais quand j’ai eu 16-18 ans, je trouvais qu’il ne s’y passait pas grand-chose. La ville offrait aussi peu de perspectives pour des études après le Bac… J’avais envie d’aller à Paris. Vers des lieux que j’imaginais plus vibrants, plus stimulants, où circulaient les idées… C’est vraiment cela qui m’attirait !
“J’essaie d’ancrer mes romans dans l’époque où je veux rendre tangibles des problématiques sociales ou politiques contemporaines sans qu’il s’agisse de l’actualité à proprement parler.”
On est toujours curieux de savoir ce qui, chez un auteur, déclenche l’écriture… Comment se passe chez vous ce moment de « cristallisation » ?
J’aurais du mal à le définir. Je ne me dis pas : voilà, maintenant, je vais écrire sur tel ou tel sujet, même si cela m’est arrivé une seule fois pour Réparer les vivants, car ce motif de la transplantation m’intriguait. Autrement, les choses s’agrègent doucement, c’est un processus lent chez moi.
Pour Jour de ressac, j’ai eu envie de parler du Havre, d’un certain rapport à la mémoire, de nos fantômes… J’avais également envie de parler à la première personne, d’une manière sans doute plus autobiographique que dans mes précédents ouvrages, sans pour autant écrire un livre de souvenirs… J’ai eu envie de reprendre pied dans cette ville par le biais du mystère. Sur un mode quasi polar : un corps retrouvé sur une plage, sur des galets…
On peut y voir une évocation de ces corps de migrants noyés, que l’on retrouve sur les plages… Vos livres sont toujours en écho du monde.
Oui, ce sont des romans que j’essaie d’ancrer dans l’époque, où je veux rendre tangibles des problématiques sociales ou politiques contemporaines sans qu’il s’agisse de l’actualité à proprement parler. Plusieurs de mes romans, comme À ce stade de la nuit ou Jour de ressac, sont influencés par la question des réfugiés, de la question migratoire, qui est la grande question de notre temps. C’est un grand motif contemporain, qui clive les sociétés, c’est une ligne frontière dans l’espace public. La position que l’on adopte par rapport à l’accueil des migrants détermine beaucoup la façon dont on se situe.
“La littérature, de mon point de vue, ne doit pas répondre à des assignations et tenir des discours. Elle livre des expériences.”
Pour autant, vous n’aimez pas parler de « littérature engagée » ; vous n’aimez pas ce terme ?
Je l’ai fait dans À ce stade de la nuit, qui, là, est un texte d’intervention, engagé. Un texte que j’ai écrit sur ce mot de Lampedusa, île épicentre d’une tragédie humaine. Mais dans un roman, il se passe autre chose. Il peut s’y exprimer une empathie, un soutien à une cause, un combat. La littérature, de mon point de vue, ne doit pas répondre à des assignations et tenir des discours. Elle livre des expériences. Elle permet que les gens se sentent concernés par les vies autour d’eux. Ce qui m’est possible dans le cadre d’un roman ou dans une œuvre littéraire, c’est de « faire des signes ».
Par exemple, cet homme que l’on retrouve sur les galets fait écho aux migrants qu’on retrouve sur les plages. Cette évocation me suffit, au sens où « elle me semble suffisante ». Elle donne à penser, à réfléchir, mais ne donne pas de leçon. Je ne me vois pas me placer comme en surplomb, attribuer des bons ou des mauvais points, « c’est mal » ; « c’est bien ». Il m’importe néanmoins qu’on sache me situer.
Dans vos livres, vous donnez une grande importance aux métiers ; vous décrivez avec minutie leurs gestes, leurs rituels, leurs cadences même… D’où vous vient cet intérêt pour le travail, pour « le faire » ?
Je m’intéresse en effet beaucoup au travail, aux gestes. À chaque travail est couplée une somme de gestes spécifiques, que je m’attache à comprendre, à décrire : c’est une façon de les regarder dans leur dignité.
Dans Naissance d’un pont, par exemple, où j’ai aimé décrire les professions de cet incroyable chantier, du grutier à cette femme responsable de la fabrication du béton… Dans Réparer les vivants, il s’agissait de ceux qui participent à une transplantation d’organes… Dans Jour de ressac, il y a ce pelleteur, ce médecin légiste, cet imprimeur…
Le travail m’intéresse dans cette dimension de connaissance mais aussi dans sa dimension sociale, collective, avec ses rapports de pouvoir, de domination… Dans la construction, la greffe ou la peinture [Un monde à portée de main], j’ai trouvé ces motifs de « faire ensemble ». « Comment faire ensemble ? » est un sujet que j’aime explorer. Mes livres n’ont jamais un personnage principal qui est éclairé sans personne autour.
“J’ai peut-être un petit côté « positiviste » par rapport au travail. Il est vrai que dans la façon dont je l’envisage, il est davantage source de réalisation de soi.”
Vous avez donc une vision positive du travail ?
J’ai peut-être un petit côté « positiviste » par rapport au travail. Il est vrai que dans la façon dont je l’envisage, il est davantage source de réalisation de soi, il témoigne d’une part de nous et permet un certain accomplissement. Pour autant, je sais que nombre de gens ont des professions aliénantes et n’y trouvent pas de sens. Jusqu’alors, je n’ai pas regardé le travail dans son revers, quand les conditions de travail sont rudes.
J’ai bien conscience que les personnes qui y travaillent résistent à quelque chose aussi, pour faire que cela tienne…
que la société tienne.
“L’intelligence artificielle est un outil ambivalent, il produit à la fois de la souffrance et du progrès.”
Votre héroïne, dans Jour de ressac, qui est comédienne de doublage, perd un contrat parce qu’elle est remplacée par une IA… L’arrivée de l’intelligence artificielle dans les métiers de la création vous inquiète-t-elle ?
Non, pas spécifiquement. J’avais plutôt envie de m’approcher de cette situation pour montrer comment cette femme peut être impactée, de voir ce qui la traverse… Le fait d’être remplacée par une machine est quelque chose qui la déstabilise, qui augure d’une situation difficile pour elle.
L’intelligence artificielle est un outil ambivalent, il produit à la fois de la souffrance et du progrès. Il ne s’agit pas de dire « haro ! » parce que, de toute façon, il est trop tard, mais il me semblait intéressant de faire le point sur ce qui est en jeu pour les individus.
Dans le choix de votre vocabulaire, vous faites toujours appel aux sens. Tout est très physique, sensuel.
Dans mon écriture, j’essaie de maintenir la présence du corps. Et donc du sensible, de la sensation. J’espère qu’il y a du sens, bien sûr, mais je ne veux pas des personnages à idées, que leur incarnation soit bâclée.
En m’appuyant sur le corps, je trouve que cela donne aussi beaucoup d’énergie au texte, cela m’en donne aussi pour l’écrire. J’aurais du mal à me river uniquement à l’aspect intellectuel du texte. C’est important dans l’écriture et dans la manière dont j’envisage mon travail.
* Tous les livres cités sont édités chez Gallimard, sauf précision contraire.
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