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1964 - 2024 : 60 ans
Intellectuel engagé, spécialiste des questions de travail et de protection sociale, Bruno Palier pourfend les politiques en matière d’emploi menées par les différents gouvernements. Il défend l’investissement social afin de répondre aux défis auxquels la France est confrontée. Rencontre.
Pourquoi parle-t-on toujours d’emploi mais trop rarement de travail, et de qualité du travail, en France ?
Depuis la fin des années 1970, la montée du chômage a fait que la question du travail (et de sa qualité) est écrasée dans le débat public par celle de l’emploi.
Pour lutter contre le chômage, on a tout d’abord fait sortir les plus âgés de l’emploi avec l’idée de laisser la place aux jeunes. Cela s’est traduit par le recours massif, et validé par les syndicats, aux dispositifs de préretraite dans les années 1980.
Or, force est de constater que ce n’était pas suffisamment efficace : le taux d’emploi des jeunes ne s’est pas amélioré, faute notamment de réflexion sur les évolutions technologiques, les transformations de poste ou d’activité.
“Les Français sont attachés au travail. Ils demandent à avoir prise sur la définition des tâches, sur l’organisation de leur travail, dont ils sont les meilleurs connaisseurs”
Dans le même temps, les partenaires sociaux ont également essayé de sauver des emplois, souvent par la négociation… mais sous la contrainte du chômage. Globalement, on a dû accepter de travailler plus dur, de faire des concessions pour sauver des emplois. La qualité du travail a été sacrifiée sur l’autel de la lutte contre le chômage. La mise en place des 35 heures a pu parfois y contribuer : à l’opposé de ce que revendiquait la CFDT, dans l’industrie notamment, cela a abouti à intensifier le travail plutôt qu’à le partager.
En outre, si l’on parle du travail depuis les années 1980, c’est pour se plaindre de son coût, qui serait trop élevé. Les économistes et le patronat ont réussi à convaincre les dirigeants politiques de droite et de gauche que le coût du travail explique à la fois le chômage et le manque de compétitivité à l’export.
Cela fait donc quarante ans que dès que l’on parle de qualité de l’emploi, de formation, d’aménagement, tout de suite, on vous ressort que ça va coûter plus cher et nuire à l’emploi.
En réponse, on a cherché à réduire le coût du travail à travers les exonérations de cotisations sociales, qui ont créé des trappes à bas salaire, et par les délocalisations, la sous-traitance et l’intensification du travail.
Cette chasse aux coûts a englué la France dans le low cost au moment où il aurait fallu prendre le tournant de l’économie de la qualité, comme l’a fait avec succès l’industrie allemande, en dépit d’un coût du travail supérieur.
Dans le même temps, on entend dire que les Français n’aiment pas travailler…
C’est faux ! C’est parce que les politiques refusent de s’intéresser au travail et à sa qualité et de les prendre en considération qu’à chaque nouvelle réforme des retraites, depuis 1993, ou à chaque remise en cause des 35 heures, on entend resurgir la petite musique selon laquelle les Français n’aiment pas travailler.
Pourtant, comme le montre très bien la grande enquête « Parlons travail », réalisée par la CFDT en 2016, les Français sont attachés au travail. Ils demandent à avoir prise sur la définition des tâches, sur l’organisation de leur travail, dont ils sont les meilleurs connaisseurs, et surtout à être entendus et reconnus dans leur travail. Là où certains se complaisent à dépeindre les Français comme rétifs au travail, en allant jusqu’à parler de « grande démission », je vois plutôt une grande déception de ne pas trouver dans le travail une reconnaissance à la hauteur de leur engagement et de leurs aspirations.
Y a-t-il une chance que la donne évolue en faveur du travail ?
La bonne nouvelle, c’est que depuis 2016 environ les conditions du marché du travail évoluent. On parle désormais de métiers en tension pour lesquels ce sont les employeurs qui ne parviennent plus à recruter, principalement dans deux types de secteurs. D’une part, dans l’industrie et la haute technologie – où l’on est face à un problème de formation du fait que
le capitalisme français, enferré dans son idéologie du coût du travail, ne s’est pas préoccupé de monter en gamme.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les investissements en R&D et les budgets de l’éducation en France par rapport aux États-Unis, à la Chine ou même à l’Allemagne ou à la Suède.
D’autre part, dans les secteurs où les rémunérations sont très basses, les horaires à temps partiel et/ou décalés, les conditions de travail très difficiles : le tourisme, la restauration, la propreté, mais aussi l’ensemble des métiers du soin comme dans les Ehpad ou les aides à domicile.
Les métiers du soin doivent devenir des métiers de qualité pour éviter les dérives liées à la recherche du profit par l’intensification du travail au détriment de sa qualité.
Vous vous disiez pourtant optimiste…
Oui parce que de plus en plus d’employeurs de ces secteurs reconnaissent que ce qu’ils ont à offrir n’est pas du tout attractif. Et c’est pour moi une bonne nouvelle parce que ça veut dire qu’enfin on va pouvoir parler qualité des emplois, on va pouvoir parler horaires, on va pouvoir parler fragmentation du travail. Avec la baisse du chômage et l’émergence de secteurs en tension, les salariés et leurs représentants sont enfin en position de force pour poser leurs conditions sur les salaires mais aussi sur les horaires, les conditions de travail ou même le sens du travail. Et je pense que la CFDT est prête, qu’elle a beaucoup à dire et à porter sur le sujet du travail.
L’autre raison de mon optimisme est que « grâce », si j’ose dire, à la crise Covid et à la mobilisation lors de la réforme des retraites de 2023, il y a une prise de conscience collective que certains salariés, en particulier les « essentiels », qui étaient en première ligne pendant le confinement, loin d’être des feignants, aiment leur travail et méritent de le faire dans de meilleures conditions et avec plus de reconnaissance.
Les mobilisations de 2023, si elles n’ont pas permis de faire reculer le gouvernement, ont replacé le travail au centre des débats et relégitimé les syndicats qui ont su faire preuve d’unité, de dignité et de responsabilité.
Désormais, la balle est dans le camp des représentants des salariés pour s’emparer du sujet du travail ! Mettre au cœur du débat public et politique la qualité du travail – donc les conditions de travail, son organisation, son sens, avec de vraies propositions et pas uniquement de la contestation – est certes compliqué mais c’est un défi stimulant pour un syndicat comme la CFDT.