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Que reste-t-il des 35 heures ?
L’économiste du travail et chercheur au CNRS Philippe Askenazy revient sur les différents effets produits par l’introduction des 35 heures.
Les 35 heures ont-elles été créatrices d’emplois ?
Oui, très clairement. Les études solides convergent : l’application des lois Aubry a permis de créer 300 000 emplois environ, essentiellement dans le secteur privé. Ce chiffrage demeure controversé mais les travaux qui le mettent en cause se révèlent fragiles. Si cette réforme est intervenue dans une période de croissance et de création d’emplois partout en Europe, on ne peut pas dire que les 35 heures n’ont pas joué un rôle en France. D’autant qu’elles ont eu peu d’effets sur la compétitivité, entre la flexibilité accrue de l’organisation du temps de travail, l’annualisation et les exonérations de cotisations sociales prévues par les lois Aubry.
Les 35 heures sont aussi accusées d’avoir provoqué une intensification du travail. Qu’en pensez-vous ?
C’est un phénomène surtout lié à l’application de la réduction du temps de travail, avec pas ou peu de création d’emplois. Cela a été le cas dans le secteur public, dans la fonction publique hospitalière notamment. Il a fallu effectuer en moins de temps les mêmes tâches, donc il y a eu une intensification.
Le secteur privé a été moins touché par l’intensification, mais a connu une dégradation des conditions de travail liée à une plus grande flexibilité horaire. Une fracture est d’ailleurs apparue entre ceux qui disposent d’une autonomie concernant l’organisation de leur temps de travail et ceux qui vont subir une flexibilité imposée du temps de travail, comme dans le commerce. Tout le monde n’est pas gagnant, et on a plutôt une augmentation des inégalités entre les salariés selon la capacité de négocier ou non avec l’employeur.
“À gauche, on présente les 35 heures comme un grand progrès social, mais c’est une exagération, car il y a des nuances à apporter sur les effets”
Pourquoi est-ce une réforme toujours honnie par la droite et le patronat ?
Le régime de Vichy a forgé un mythe : la réduction du temps de travail opérée par le Front populaire en 1936 aurait été le terreau de l’affaiblissement militaire de la France, et donc de la défaite. La droite la plus conservatrice est toujours imprégnée par cette réécriture, qu’une plus grande « oisiveté » est néfaste à la société. Elle est rejointe par une droite néolibérale hostile aux partenaires sociaux.
Au-delà des discours, le patronat, lui, n’a pas de volonté de déstabiliser un édifice dont il exploite la flexibilité. Et puis il y a une question d’attractivité : on ne peut pas se montrer moderne en remettant en cause les 35 heures… Quand la droite est revenue au pouvoir en 2002, elle a assoupli les 35 heures, a donné la possibilité de « travailler plus pour gagner plus » avec les heures supplémentaires défiscalisées mais n’a pas réaugmenté le temps de travail.
À gauche, on présente les 35 heures comme un grand progrès social, mais c’est une exagération, car il y a des nuances à apporter sur les effets, comme on l’a vu. Contrairement à ce qui se passe en France, une lente réduction de la durée travaillée s’opère depuis deux décennies : les 35 heures se sont banalisées à travers l’Europe jusqu’au Canada.
Diriez-vous que cette réduction du temps de travail est un succès ?
Je suis partagé. On en serait resté à la première loi Aubry, avec une flexibilité et une réduction effective du temps de travail, les effets sur l’emploi auraient probablement été plus marqués, avec moins de différences entre les salariés. Je pense qu’une erreur de la loi Aubry II a été de donner aux entreprises la possibilité de redéfinir le temps de travail, donc de pouvoir exclure certaines pauses, par exemple, pour arriver à un horaire collectif de 35 heures. Ce qui a conduit à une réduction effective moins importante, de 2,5 heures en moyenne au lieu de quatre. Mine de rien, c’est loin d’être la même chose.