Intelligence artificielle : des outils à la main des militants

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iconeExtrait de l’hebdo n°3947

Dans les entreprises et les administrations, le déploiement d’outils numériques ou de systèmes d’intelligence artificielle font très rarement l’objet de dialogue social – un problème dont la CFDT est pleinement consciente. Des outils ont été publiés afin d’aider les militants à se saisir de ces questions.

Par Fabrice Dedieu et Emmanuelle Pirat— Publié le 07/01/2025 à 13h00

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© Kermalo/RÉA

1. “L’IA dans les entreprises : que révèlent les accords négociés ?”

Que ce soit pour piloter automatiquement un avion, trouver le meilleur itinéraire au moyen d’une application de navigation sur son smartphone, analyser et trier des CV ou réécrire un texte, les outils numériques utilisant des algorithmes et autres systèmes d’intelligence artificielle s’installent désormais dans le quotidien de nombreux travailleurs. Mais l’introduction de ces nouveaux outils dans l’environnement de travail fait rarement l’objet de dialogue social. « Depuis 2017, un peu moins d’un accord sur mille fait référence à l’IA. Le caractère émergent des systèmes d’IA et les difficultés de négocier sur les usages des technologies expliquent en partie cette faible occurrence dans les accords d’entreprise », explique le Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) dans une publication parue en octobre 20241.

« Si cette modeste proportion contraste avec l’importante médiatisation de cette technologie, il convient de remarquer qu’entre 2018 et 2023, la proportion d’accords d’entreprise signés qui évoquent l’IA a été multipliée par 2,5 », ajoutent les auteurs. Et lorsque l’IA est évoquée dans un accord, c’est plus souvent sous le prisme de l’emploi que du travail : « Actuellement, les discussions se concentrent principalement sur les enjeux d’emploi. Il est crucial d’élargir le dialogue aux transformations du travail induites par l’IA. Cette perspective plus large permettrait d’orienter l’utilisation de l’IA vers l’amélioration des conditions de travail et une meilleure adaptation aux besoins des travailleurs », poursuit la publication du CEET.

Un besoin d’appropriation

La CFDT partage cet état des lieux. « Ce que l’on aimerait voir, c’est du dialogue social autour de la finalité des outils numériques et d’intelligence artificielle, la stratégie, le déploiement des outils, l’impact sur les métiers… Mais il faut bien reconnaître qu’il ne se passe pas grand-chose, indique Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT. Il faut donc que les militants s’emparent du sujet, se l'approprient. » Selon la CFDT, le dialogue social est une condition essentielle pour une transition numérique juste, « qui doit permettre de débattre des finalités, du sens, de l’utilité, de l’acceptabilité de ces transformations et de s’assurer qu’elles sont respectueuses des droits et des libertés », expliquait encore le secrétaire national lors d’un webinaire de présentation des outils confédérés afin d’agir sur le numérique et les systèmes d’intelligence numérique. D’après lui, plusieurs éléments expliquent ce manque de dialogue social : la technicité du sujet, le fait que les directions souhaitent garder la main, le manque de sensibilisation des acteurs du dialogue social, des concepteurs et des fournisseurs d’outils numériques, souvent éloignés des réalités des entreprises.

Outils et fiches pratiques

Aussi, la Confédération a-t-elle mis en ligne des outils pour aider les militants, sous la forme de sept fiches pratiques. « Jusqu’à présent, le numérique et les systèmes d’intelligence artificielle étaient un sujet traité de façon transversale. On a donc échangé avec des représentants des différentes organisations pour construire un socle revendicatif dédié à ces questions », explique Charles Parmentier, secrétaire confédéral chargé des transformations du travail. Puis un groupe de travail a été constitué « avec des militants qui n’ont pas les mêmes niveaux de responsabilité ou de compétences concernant le numérique, mais qui ont bien compris que c’est un sujet à traiter. Des différences nécessaires pour arriver à des outils les plus utiles et pédagogiques possibles, ajoute Lucie Morpurgo, secrétaire confédérale chargée du numérique. Nous proposons donc un document revendicatif avec le positionnement de la CFDT et les enjeux, pour montrer les points de vigilance. Mais aussi un lexique qui définit les mots du numérique, car la technicité du sujet est un frein à l’appropriation du sujet. » Un tableau de bord récapitulant les leviers réglementaires et les outils juridiques a également été élaboré.

Un webinaire le 9 janvier

« On peut avoir tendance à penser qu’il faut créer de nouveaux droits mais il existe déjà pas mal de choses que l’on peut activer d’un point de vue juridique », précise Lucie. Des fiches offrant la possibilité d’agir lors du déploiement d’un outil numérique ou d’un système d’intelligence artificielle, d’interroger la stratégie de l’entreprise, de négocier les transformations numériques et, enfin, une check-list relative aux questions éthiques complètent cette boîte à outils ; elle sera mise à jour régulièrement. Prévu le 9 janvier prochain, un webinaire reviendra en détail sur ces fiches. Si ces documents sont pour l’instant dédiés aux militants du secteur privé, des adaptations visant à correspondre aux problématiques spécifiques des fonctions publiques sont en cours de rédaction et seront bientôt publiées.

Le travail confédéral sur les questions du numérique et des systèmes d’intelligence artificielle ne s’arrête pas là. Un groupe sera bientôt créé pour travailler sur les usages d’intelligences artificielles génératives externes et grand public (comme ChatGPT) dans le cadre de l’action syndicale. Environnement, cybersécurité, éthique… : selon Lucie Morpurgo, « il y a des points de vigilance à avoir sur tous ces sujets ».

2. Règlement européen sur l’intelligence artificielle.

3. Gestion des emplois et parcours professionnels.

“Les directions préfèrent adapter les volumes de recrutement, ce qui est contraire de l’anticipation”

Michel Martin, consultant chez Sextant Expertise

En tant que consultant, comment voyez-vous le sujet de l’intelligence artificielle émerger ? Avez-vous des demandes de la part d’équipes syndicales ?

Le sujet émerge mais ce que l’on observe, c’est qu’il n’est pas présenté en tant que thématique particulière du dialogue social. Il s’insère dans quelque chose de plus global, lors de la présentation des orientations stratégiques ou de projets de réorganisation de services, par exemple. Il faut réussir à l’extraire, le « décoder », en quelque sorte.
Le sujet de l’IA commence toutefois à être abordé lors des procédures d’information-consultation liées à l’introduction de nouvelles technologies et, de manière très embryonnaire, lors des consultations relatives aux orientations stratégiques et aux conséquences sur l’emploi et les compétences. Les directions sont en train de tester les outils mais affirment ne pas avoir un recul suffisant pour se faire une idée de l’impact de l’IA sur la productivité et donc sur l’évolution de l’emploi et des compétences. On constate cependant que certaines d’entre elles anticipent déjà des gains de productivité et recrutent moins… Or cette réduction des volumes de recrutement passe complètement sous les radars, hors du champ du dialogue social.

Comment ouvrir le dialogue social sur ces questions ?

Je vois plusieurs leviers. Les élus du CSE peuvent utiliser les différentes procédures de consultations obligatoires (sur les orientations stratégiques, l’introduction de nouvelles technologies ou les projets importants) comme espace d’échange permettant de poser des questions. Dans ce cadre, ils peuvent d’ailleurs s’appuyer sur des experts puisque ces procédures ouvrent le droit à expertise. Ils peuvent également utiliser la nouvelle législation européenne – l’IA Act2 – entrée en vigueur le 1er août 2024, afin de demander à la direction d’être informés sur les outils d’IA utilisés dans l’entreprise, leur niveau de risque ainsi que les mesures déployées pour les encadrer. Ce règlement européen impose en effet aux entreprises d’effectuer un audit des outils d’IA qu’elles ont déployés, de les répertorier et de les classer par niveaux de risque. Les délégués syndicaux et délégués syndicaux centraux ont, de leur côté, d’autres leviers d’action et de négociation. Ils peuvent ainsi intégrer les enjeux de l’IA aux négociations GEPP3. C’est un point important, car les directions ont tendance à s’ajuster en réduisant les volumes de recrutement, ou par le biais de rupture conventionnelle collective (RCC) voire de PSE. La difficulté réside dans la rapidité des évolutions de ces technologies. Les directions préfèrent aller vite, s’adapter à court terme, ce qui est tout le contraire de l’anticipation. Si l’IA constitue un sujet très prégnant dans une entreprise, on peut aussi conseiller de mettre en place une commission en CSE, comme cela a été fait pour la transition écologique. La création d’une commission spécifique permet une spécialisation de certains élus et l’obtention de moyens dédiés. Cela me semble être un outil intéressant.

Auriez-vous un dernier conseil à donner aux élus et délégués syndicaux ?

Oui, il ne faut pas négliger les questions liées aux impacts de l’IA sur les conditions de travail. Actuellement, les discussions se concentrent principalement sur les enjeux d’emploi. Il nous semble important d’élargir le dialogue aux transformations du travail induites par l’IA. Cette perspective plus large permettrait d’orienter l’utilisation de l’IA vers l’amélioration des conditions de travail et une meilleure adaptation aux besoins des travailleurs.