“Il faut parler de travail”

iconeExtrait du magazine n°506

Pendant plus d’un an, l’humoriste suisse a joué son spectacle « Thomas Wiesel travaille ». Un seul-en-scène dans lequel cet ancien comptable questionne le travail et ses dérives et met les travailleurs essentiels à l’honneur. Entretien.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 27/09/2024 à 09h00

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© Yvain Genevray

Pourquoi avoir choisi d’aborder la thématique du travail ?

Le travail nous concerne tous et toutes. Depuis la crise sanitaire, c’est même devenu une préoccupation centrale. Le travail tel que notre génération ou celle de nos parents l’ont connu, c’est terminé. On parle de plus en plus du sens du travail, de la santé mentale des salariés ou de la semaine de quatre jours. La place que l’on accorde au travail dans notre société et dans nos vies est questionnée.

Aujourd’hui, on veut pouvoir concilier sa vie professionnelle et personnelle plutôt que de passer sa vie au boulot. Même en Suisse, où on a longtemps considéré que, dans la mesure où les salaires étaient assez élevés, on devait balayer tout le reste et se dire « on ferme notre gueule et on bosse ». Je me suis inspiré de ma propre expérience – j’ai été comptable – et de celles vécues par mes amis qui, pendant des années, se sont totalement oubliés jusqu’à prendre conscience qu’il y avait autre chose dans la vie. Avant, le rêve, c’était un salaire à cinq chiffres ; maintenant, c’est de faire quelque chose qui te plaît et qui ne t’aliène pas de l’intérieur.

“J’avais peur d’être chiant et de ne pas intéresser le grand public avec ce sujet.”

Comment votre spectacle a-t-il été accueilli en Suisse ?

Il a bien fonctionné. Ce n’était pas évident au départ, ça m’angoissait même. J’avais peur d’être chiant et de ne pas intéresser le grand public.

Je craignais de ne pas pouvoir faire rire sur le sujet. Est-ce que des gens qui passent toute la journée au boulot veulent voir un spectacle sur le boulot le soir ? Je me disais aussi que la thématique était trop sérieuse, potentiellement lourde, parce qu’il y a des gens qui sont en souffrance dans leur travail.

D’après une enquête de l’Office fédéral de la statistique (OFS), un salarié suisse sur quatre serait stressé au travail. La part des femmes présentant un risque accru de burn-out est passée de 20 % en 2012 à 25 % en 2022. 

Cela confirme bien qu’il est essentiel de s’emparer du sujet. Il faut parler de travail et des conditions de travail. On est dans une société où il faut toujours faire plus, quitte à y laisser sa santé mentale et physique. Tout ça pour satisfaire des actionnaires… Ça n’a pas de sens.

Comment fait-on rire au sujet du travail ?

En parlant de ses absurdités. Et il y en a beaucoup. Je parle de la culture du présentiel, de la réunionite, des e-mails « urgents » dans tous les sens, des anglicismes… Je parle de ces collègues et managers toxiques qui s’énervent contre toi parce qu’ils trouvent que tu ne te donnes pas à fond, que tu ne réponds pas au téléphone pendant tes congés. À aucun moment, ils ne se disent que le problème, c’est eux, que c’est le fait de trop bosser.

“Je veux aussi faire rire les personnes avec qui je ne suis pas aligné politiquement, et il y en a beaucoup.”

Vous faites référence à la semaine de quatre jours dans votre spectacle.

C’est une piste parmi d’autres. On voit qu’il y a des expérimentations qui fonctionnent, en Islande, au Portugal ou au Royaume-Uni. Il y a à la fois des gains de productivité, un plus grand épanouissement des salariés et des impacts positifs sur leur santé.

Il y a encore quelques années, envisager cette hypothèse était un mirage complet, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

C’est peut-être plus simple à instaurer en France qu’en Suisse, où le temps de travail est en moyenne de quarante-deux heures par semaine. Mais il faut quand même faire attention à ce que l’idée ne soit pas dévoyée. On a vu en France [l’ancien] Premier ministre Gabriel Attal parler de la semaine « en » et pas « de » quatre jours, on passe à côté de l’objectif si on fait ça.

Si le temps de travail doit être repensé, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Ce sont les conditions de travail et de rémunération qui doivent être revues, notamment celles des métiers dits essentiels et insuffisamment reconnus.

On reste dans un pays où la finance et ses métiers dits de haute valeur ajoutée sont survalorisés. Ces sujets sont absents des débats et ne font pas partie des priorités des employeurs et du gouvernement.

Près d’un travailleur sur dix en Suisse est un transfrontalier (OFS - Statistiques des frontaliers), un sur trois est de nationalité étrangère.

Lorsque personne ne veut travailler aux salaires et conditions proposés, on va chercher les travailleurs chez nos voisins. Pour faire tourner nos hôpitaux, nos crèches ou nos restaurants, on détruit l’écosystème économique et social des régions frontalières. Si tu es enseignant ou infirmière en Haute-Savoie ou dans le Doubs, tu vas galérer à payer ton loyer et à boucler tes fins de mois avec ton salaire français parce que ton voisin, lui, aura un salaire suisse, et que tous les prix ont explosé sur ces territoires.

Je voudrais d’ailleurs ajouter que la question du pouvoir d’achat est aussi centrale dans le pays parce que, malgré les clichés sur la Suisse, beaucoup de citoyens ont du mal à joindre les deux bouts [8,7 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté]. Si les salaires sont élevés, les denrées, les loyers ou le coût des frais liés à la santé le sont aussi.

Cherchez-vous à faire évoluer les mentalités ?

Je veux amener les spectateurs à se poser des questions et à réfléchir. Mon but n’est pas de heurter ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Je veux aussi faire rire les personnes avec qui je ne suis pas aligné politiquement, et il y en a beaucoup.

Je rappelle qu’en 2012, 67 % des Suisses avaient voté contre l’instauration de deux semaines de congé supplémentaires pour tous. En juin, les électeurs ont rejeté un texte préconisant qu’aucun assuré ne devrait payer plus de 10 % de son revenu pour les primes d’assurance maladie. Ils repoussent régulièrement l’instauration d’un salaire minimum. Toutes les avancées sociales, égalitaires et progressistes se heurtent encore au conservatisme des Suisses.

Tout ça pour dire que le chemin à parcourir est encore long. On vient de loin. Mais le fait que les gens soient venus me voir est plutôt encourageant. Vous l’avez compris, en Suisse, mes réflexions sont un peu iconoclastes.

C’est une victoire si j’ai pu faire évoluer les mentalités de quelques centimètres. C’est une petite fierté quand, à la fin du spectacle, quelqu’un me confie qu’il sait ne pas voter comme moi mais a compris les problématiques soulevées et a passé un bon moment. C’est tout aussi plaisant lorsqu’une personne en arrêt de travail ou en burn-out vient me dire : « Ça m’a fait du bien d’entendre ce discours-là. Ce n’est pas normal d’être malheureux au travail, je vais faire en sorte de changer les choses. »

C’est ma pierre apportée à l’édifice. C’est rassurant de voir que ma génération et surtout celle qui arrive vont encore faire bouger les lignes.