Extrait du magazine n°510
Journaliste, guide et traducteur palestinien pour des médias occidentaux, Ismaïl Rabah a pu quitter Gaza et trouver refuge en France avec sa famille grâce à une mobilisation exemplaire de journalistes d’Arte, soutenue par RSF et la CFDT-Journalistes. Rencontre.
Remonter le fil des évènements de ces derniers mois reste douloureux pour Ismaïl. Ce journaliste palestinien de 43 ans, réfugié en France depuis le 26 octobre 2024, y consent pourtant.
Dans un anglais parfait mais fiévreux, devant un café au siège d’Arte, à Strasbourg, où il travaille désormais à mi-temps, il raconte l’enfer qu’il a traversé depuis le 7 octobre 2023. La sidération qui a suivi le massacre perpétré par le Hamas et le pressentiment que le pire arrivait.
Le déluge de bombes de l’armée israélienne en représailles qui s’est abattu sur Gaza City, où il résidait. La fuite, d’abri en abri. La peur d’être pris pour cible en tant que journaliste et proche des médias occidentaux. La quête angoissée pour trouver de quoi se nourrir. Puis, au terme de cinq mois à vivre terré, la fuite à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Le passage en Égypte, le 16 février 2024, au prix de 20 000 dollars versés aux autorités du pays (le prix de son SUV, vendu à la hâte pour obtenir la somme). L’attente interminable au Caire, sept mois, sans statut, sans ressources, sans autorisation de travailler, sans possibilité non plus pour ses trois enfants de 5, 9 et 11 ans d’être scolarisés. Jusqu’à son arrivée en France, le 26 octobre dernier. Son atterrissage à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, puis le TGV jusqu’à Strasbourg, où l’attendait tout son réseau de soutiens. Et quels soutiens !
“Sans fixeur, il n’y a pas de reportage. Ils prennent de gros risques pour nous, pour nous aider à comprendre l’environnement, nous conduire, nous dire où on peut aller et où on ne peut pas aller… ”
C’est en effet grâce à eux que l’histoire d’Ismaïl a pu connaître cette issue. Leur mobilisation sans faille s’est amorcée dès les premiers jours des représailles israéliennes sur la bande de Gaza, à l’initiative des journalistes Barbara Lohr, reporter pour Arte et présidente de la société des journalistes de la chaîne franco-allemande, et Aline Fontaine, journaliste indépendante. Toutes deux connaissaient Ismaïl : il avait été leur fixeur, c’est-à-dire leur guide, lors de reportages à Gaza (Notamment pour le magnifique documentaire Gaza : Looking for Mouna. Disponible jusqu’au 3 octobre sur arte.tv.).
Un rôle prépondérant puisque le fixeur assure à la fois les contacts, la traduction, doit veiller à la sécurité des journalistes… « Sans fixeur, il n’y a pas de reportage, explique Barbara Lohr. Ils prennent de gros risques pour nous, pour nous aider à comprendre l’environnement, nous conduire, nous dire où on peut aller et où on ne peut pas aller… » Surtout dans un contexte aussi complexe que Gaza. « Ismaïl a été bien plus qu’un facilitateur sur place. Il a été mon ange gardien », témoigne Aline, encore marquée par le reportage de trois semaines qu’elle a réalisé en 2014 sur le thème des femmes atteintes du cancer du sein à Gaza.
Le jour suivant son arrivée, une bombe avait explosé juste à côté de sa chambre : « Ismaïl m’a permis de surmonter le choc, pour continuer ce reportage. Nous sommes toujours restés en contact depuis. Ne pas l’aider quand lui était en danger, ça n’était pas possible. »
Les deux femmes entraînent rapidement dans leur sillage Anne-Florence Garnier, responsable du service des productions pour Arte. Le trio remue ciel et terre auprès du ministère des Affaires étrangères, des ambassades, des consulats, contacte Reporters sans frontières (RSF), qui va aussi se mobiliser. Aline, adhérente de la CFDT-Journalistes, alerte son syndicat, qui prend le relais et fait jouer ses contacts au plus haut niveau. La direction d’Arte jouera également un rôle essentiel en s’engageant à proposer un contrat de travail à Ismaïl, condition sine qua non pour bénéficier d’un visa de travail en France.
Un réseau de cent personnes mobilisées
« On n’a jamais eu la certitude que ça allait marcher, reconnaît Barbara. On voulait y croire. On n’a jamais baissé les bras. » Pourtant, elles auraient pu, tant le nombre de démarches et la complexité de la situation rendaient l’issue hasardeuse.
Pendant quelques mois, d’ailleurs, le dossier semblait s’être enlisé. « À l’ambassade en Égypte, ils avaient perdu le dossier… Puis, tout s’est accéléré et, un jour, on nous a dit : “Ils arrivent”. » Là, branle-bas de combat. « Nous avons envoyé un e-mail à tous nos amis et collègues pour expliquer l’histoire. Quelques heures après, nous étions une centaine de personnes à avoir proposé de l’aide », explique Anne-Florence. Elle-même, alors qu’elle ne connaît pas Ismaïl et sa famille, propose de les héberger. Au sein du réseau, l’aide s’organise : collecte de vêtements, de fournitures scolaires, dons de vélos et trottinettes (le moyen le plus pratique pour se déplacer à Strasbourg !), ouverture d’une cagnotte, etc. Chacun apporte sa contribution. Une directrice d’école s’occupe de scolariser les enfants, une autre de leur donner des cours de français…
« C’est une aventure humaine incroyable. Prenante, mais extraordinaire », reconnaît Anne-Florence, celle qu’on appelle à 3 heures du matin pour conduire un des enfants aux urgences. Ismaïl, lui, se sent encore «submergé» par tous ces évènements récents. Et tiraillé. Heureux et soulagé d’avoir pu mettre sa femme et ses enfants en sécurité.
Mais dévasté en pensant à sa mère, ses frères, ses sœurs et tous ses proches restés là-bas, enfermés dans l’enfer de Gaza. Dans son regard qui s’embue, les émotions s’entremêlent.
À ce moment-là, son comité de soutien ne peut malheureusement pas faire rempart.