Fidèle à la liberté

iconeExtrait du magazine n°490

[Mise à jour du 7 janvier 2025]
Dessinateur et directeur de la publication de Charlie Hebdo, rescapé de l’attentat du 7 janvier 2015, Riss vit depuis dix ans sous protection policière. Si tout a basculé pour lui ce jour-là, son combat pour la liberté d’expression n’a pas flanché. Rencontre.

Par Nicolas Ballot— Publié le 27/01/2023 à 10h00 et mis à jour le 07/01/2025 à 05h37

image
© Michel Le Moine

À l’occasion du huitième anniversaire de l’attentat, comment allez-vous ?

C’est toujours un peu bizarre de s’apercevoir qu’un moment qu’on a vécu de manière très violente, et très intime, change de nature et fait, en quelque sorte, désormais partie de la mémoire collective. On rencontre des jeunes de 17-18 ans, qui avaient 10 ans au moment des faits, ou même de 12 à 15 ans, qui sont trop jeunes pour se souvenir de l’attentat mais qui l’évoquent quand même. Cet événement est en train d’entrer dans l’histoire. C’est étrange, cette impression d’entrer dans l’histoire alors que votre vie n’est pas terminée. Chaque année à l’approche du 7 janvier, on se demande comment aborder l’anniversaire avec des angles nouveaux, ce n’est pas évident… même pour nous. Et je me pose la question : est-ce que dans quelques années cela intéressera encore les gens ?

Les procès des attentats terroristes (Charlie Hebdo, Bataclan, Nice) sont-ils utiles ? Comment les vit-on en tant que victime ?

Le procès de l’attentat de Charlie était le premier procès de cette nature, on ne savait pas de quelle manière la justice allait aborder un tel sujet.
Je ne sais pas comment cela s’est passé pour les victimes des autres attentats mais, moi, j’ai eu du mal à mettre le nez dans le dossier d’instruction : on a tendance à fuir un peu tout ça. C’est pour cela que l’approche du procès me faisait un peu peur. C’est très difficile de faire cohabiter ce qu’on a vécu personnellement avec les nombreux aspects de l’enquête qui sont complexes et qui vous dépassent un peu.

Le procès permet de mettre les choses en perspective tout en vous obligeant à sortir de votre bulle pour appréhender la totalité de l’événement.

De ce point de vue, le procès a une vertu pédagogique pour le grand public mais aussi pour nous, les victimes. Cela nous a permis de découvrir ou de comprendre des choses. Enfin, le procès essaie de donner une version objective des faits pour tout le monde. En suivant les procès du Bataclan et de Nice, j’ai compris que les victimes avaient été confrontées aux mêmes problématiques que nous : on se situe dans un récit très intime, très personnel, mais dans le cadre d’un événement avec une résonance qui vous dépasse, qui touche tellement d’autres personnes que vous pouvez vous sentir un peu dépossédé de votre histoire.

Au lendemain de l’attentat, on se disait : « Ce ne sont quand même pas des terroristes qui vont nous imposer ce qu’on doit ou ne doit pas faire. »

Qu’est-ce qui vous fait tenir ? Et continuer de prendre des risques ?

Au lendemain de l’attentat, on se disait : « Ce ne sont quand même pas des terroristes qui vont nous imposer ce qu’on doit ou ne doit pas faire. »
On ne s’en rendait peut-être pas collectivement compte avant mais tous les journaux, quels que soient leur point de vue et leur tendance politique, participent à la liberté d’expression. Donc pour rester fidèle à tout ce pour quoi Charlie avait combattu depuis 1970, la question ne se posait même pas, il fallait continuer. Et je n’avais pas envie de m’arrêter de dessiner. L’après-attentat a été un moment critique : serions-nous à la hauteur de tout ce pour quoi nous nous battions depuis des années. Nous devions surmonter ce drame pour démontrer que Charlie, ce n’était pas du bidon et que défendre la liberté d’expression exige des actes et pas uniquement des belles déclarations.

C’est toujours plus facile de rire d’un dessin satirique sur un sujet qui s’est passé à l’autre bout du monde que d’un événement survenu en bas de chez vous. En général, plus c’est proche de vous, moins vous avez d’humour.

Mais tout le monde est pour la liberté d’expression, non ?

On est souvent tous d’accord pour défendre les grands principes… jusqu’au moment où ça commence à vous atteindre directement. C’est toujours plus facile de rire d’un dessin satirique sur un sujet qui s’est passé à l’autre bout du monde que d’un événement survenu en bas de chez vous. En général, plus c’est proche de vous, moins vous avez d’humour. Un peu comme ceux qui disent : « Je suis Charlie mais… ». Répéter en boucle « Je suis Charlie » sans le faire vivre réellement, c’est comme radoter des prières et brûler des cierges à l’église.

Comment se porte la liberté d’expression aujourd’hui en France ?

On a trop tendance à considérer que les acquis d’hier sont là pour toujours alors qu’ils sont en permanence remis en cause. C’est d’autant plus vrai avec les réseaux sociaux, qui s’érigent en tribunaux populaires, condamnant sans que l’on puisse se défendre. C’est pire qu’un déni de démocratie, c’est une remise en cause des fondements de notre vivre ensemble : en cas de désaccord d’idées, il n’y a même plus de lieu neutre, comme un tribunal, où chacun peut défendre son point de vue avec des règles communes.

C’est inquiétant de constater que certains ne veulent même plus partager ce moment commun qu’est la justice. Alors qu’on pensait que l’ultra-individualisme ne concernait que les modes de consommation, on s’aperçoit que cela touche également la justice : les gens, sur les réseaux sociaux, se font justice eux-mêmes.

Honnêtement, je ne sais pas comment lutter contre cela et recréer un semblant de sentiment collectif qui permette d’exprimer des idées et des points de vue opposés avec des règles communes.

Vous arrive-t-il d’avoir peur, pour vous ou pour le journal, quand vous publiez des caricatures, notamment religieuses ?

Ce n’est pas le mot « peur » mais disons qu’il faut être lucide, il y a toujours un risque que quelque chose arrive de nouveau, même si
on ne sait pas très bien quoi exactement. Mais si vous commencez à avoir peur de tout, vous ne faites plus rien. Quand on veut défendre la liberté d’expression, il faut avoir confiance en elle, sinon, c’est sûr, elle n’existera plus. Ce sont les individus qui, par leur comportement, font vivre la liberté d’expression. Sans cela, ça reste une idée théorique.

Le combat contre l’obscurantisme, le fanatisme religieux, peut-il être gagné ?

On a été confronté à une vague de violence qui cherchait à intimider toute la société. Depuis, grâce aux mesures prises par la police, les renseignements, il y a beaucoup moins d’attentats, mais l’idéologie islamiste prend d’autres formes pour s’installer dans la société. Tous les secteurs sont confrontés à des revendications religieuses. C’est plus diffus, moins violent, mais le problème reste le même : comment limiter le fait religieux à la sphère privée ?

Ce sont des sujets sur lesquels il faut être subtil si l’on veut en parler de façon pertinente : la ligne de crête est étroite entre la liberté de conscience, la pratique religieuse et le droit reconnu à la critique des dogmes et des religions. Beaucoup de gens nous ont découverts avec l’attentat, alors que Charlie Hebdo ne se résume pas au combat contre l’islamisme. On nous a un peu enfermés là-dedans. C’est dommage car c’est une vision très superficielle du contenu éditorial du journal.

Comment expliquer la force du dessin de presse ?

Le dessin satirique prend des raccourcis, il emmène le lecteur directement à la conclusion, alors que, dans un article, il y a un cheminement qui fait progresser ligne par ligne, paragraphe par paragraphe avec un raisonnement.

Je pense que cela fait partie de ce que l’on aime et que l’on attend d’un dessin satirique. Le bon dessin, c’est celui que l’on comprendra encore dans vingt ans ; ça veut dire que le dessinateur est parvenu, à partir d’un fait d’actualité, à dépasser les péripéties du moment pour faire un dessin presque intemporel.

Cela dit, on ne peut pas tout expliquer par un dessin. On entend souvent dire qu’un dessin vaut mieux qu’un long discours, mais c’est faux. Il faut les deux. C’est pour cela qu’à Charlie il y a autant de textes que de dessins. Cabu y tenait beaucoup [caricaturiste et dessinateur de presse mort assassiné le 7 janvier 2015] : qu’il y ait 50 % de textes et 50 % de dessins dans le journal. Dans Charlie, on ne peut pas publier des dessins satiriques sans texte ni le contraire. Les deux se complètent.

Vous préparez un hors-série sur le complotisme… de quoi est-il révélateur ou symptomatique de l’époque actuelle ?

À propos de l'auteur

Nicolas Ballot
rédacteur en chef de Syndicalisme Hebdo et de CFDT Magazine

C’est un phénomène qui n’est pas nouveau mais qui, avec les réseaux sociaux, prend une ampleur difficilement maîtrisable. Ce qui est sidérant, on l’a très bien vu pendant la crise sanitaire, c’est que même des gens cultivés, qui ont des repères, bâtissent des théories délirantes sur la base de pas grand-chose. C’est compliqué de lutter contre le complotisme, mais c’est un combat pour la Raison face à une nouvelle sorte d’obscurantisme.

Ce qui est infernal, c’est que les arguments pour lutter contre ces raisonnements sont détournés pour alimenter la machine paranoïaque du complotiste. Quoi que l’on dise, le complotiste s’en nourrit. C’est pourquoi il est indispensable d’éveiller l’esprit critique chez les jeunes afin de leur éviter de tomber dans le panneau.

Dans ce combat pour la culture et l’éducation, les profs sont en première ligne, et souvent un peu désarmés.
Il faudrait une mobilisation de tous les acteurs du monde éducatif, politique, culturel… Mais il est inquiétant de constater que les politiques semblent absents et ne disent pas grand-chose sur un tel enjeu de société.