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Extrait de l’hebdo n°3912
La longue bataille législative autour du projet de réforme de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France vient de s’achever. La fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) aura lieu au 1er janvier 2025. Au cœur de la mobilisation, une section CFDT est née à l’ASN, fruit du dynamisme d’un épatant trio.
1. À la demande de l’intéressée, le prénom a été modifié et le patronyme n’apparaît pas.
2. L’ASN, autorité administrative indépendante, compte 519 agents (statut public) dont 317 inspecteurs, 80 % de fonctionnaires et 20 % de contractuels, avec deux ministères de rattachement (Transition écologique et Finances). L’IRSN (établissement public à caractère industriel et commercial) emploie 1 800 personnes sous statut privé.
Elles étaient collègues mais se connaissaient à peine. Depuis quelques mois, elles forment un trio inséparable. Emmanuelle Gaillot, Simone Chanet et Héloïse1, trois femmes énergiques, ont créé une section CFDT au sein de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Leur aventure commune a commencé il y a un peu plus d’un an, en février 2023, après l’annonce par le gouvernement d’un projet de refonte de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, prévoyant la fusion de ses deux instances clés : l’ASN, l’expert réglementaire chargé de contrôler les activités nucléaires civiles en France, et l’IRSN, qui assure une mission d’expertise technique2. L’objectif affiché était de « regrouper les savoir-faire », de « fluidifier » et de réduire les délais des processus d’expertise, d’autorisation et de contrôle, dans le contexte du vaste plan de relance de l’atome voulu par le président de la République.
La contestation s’organise
Le projet – sorti du chapeau et inscrit grâce à un cavalier législatif dans le projet de loi relatif à l’accélération du nucléaire – suscite la surprise des acteurs du secteur ; mais aussi l’incompréhension et la colère des salariés et agents des deux entités, très vite soutenus par les organisations syndicales. « Tout à coup, on nous a dit que l’on changeait tout mais sans nous expliquer en quoi le système était défaillant. Les grands projets de relance du nucléaire sont déjà sur la table, alors pourquoi cette réforme maintenant ? C’est d’ailleurs le pire moment pour l’engager, vu les risques de désorganisation dans les deux entités », s’agace encore Emmanuelle, qui occupe le poste d’assistante du secrétariat des groupes permanents d’experts à l’ASN.
À cette époque, la contestation s’organise plutôt bien côté IRSN, avec la constitution d’une intersyndicale (CFDT, CGT et CFE-CGC). Côté ASN, le seul syndicat, maison, est l’UNSP-FO, avec une très forte représentation du corps des ingénieurs de l’industrie et des mines, très puissant au sein de l’ASN. Simone et Héloïse – toutes deux élues, au départ sans étiquette, en commission consultative paritaire (CCP) pour les agents contractuels (lesquels représentent 20 % des effectifs) – s’en inquiètent. « Dès l’annonce du projet de loi, l’ambiance s’est tendue. On a vite senti qu’entre le syndicat maison et l’administration, ils préféraient nous tenir à l’écart des discussions sur la fusion », témoigne Simone, cheffe de projet intranet. « Or il nous semblait essentiel de pouvoir participer aux réunions et d’avoir accès aux informations, compte tenu des enjeux de la fusion. Mais aussi de pouvoir représenter les contractuels », explique Héloïse, cheffe de projets informatiques.
La section donne du poids et des moyens
Rester les bras croisés n’est pas dans le tempérament des deux jeunes femmes. Dans un premier temps, elles se syndiquent à la CFDT, puis tout s’enchaîne rapidement. Elles suivent leur première formation, décisive, « Se former à la négociation ». « On y a appris le poids que peut avoir une section. On a aussitôt décidé d’en créer une », précise Héloïse. Entre-temps, Emmanuelle rejoint l’aventure, elle qui est syndiquée à la CFDT depuis ses 20 ans et déjà aguerrie. « Créer une section, ça donne du poids, des moyens et, grâce au soutien du syndicat, cela permet d’avoir un positionnement plus fort, plus solide. D’ailleurs, la direction a tout de suite vu qu’on avait du monde derrière nous et des interactions avec toute une organisation », se félicite Emmanuelle. La section CFDT a d’ailleurs pu demander à intégrer une des commissions du comité social d’administration (CSA), qui suit les questions de périmètre et d’impacts sociaux de la fusion.
Un travail en commun avec l’intersyndicale IRSN
En parallèle du parcours chaotique du projet de loi (l’amendement prévoyant la fusion a été plusieurs fois rejeté puis réintégré), le trio avance méthodiquement, tisse des liens avec l’intersyndicale de l’IRSN, organise une AG, début février 2024, afin que se rencontrent et dialoguent les agents de l’ASN et l’intersyndicale de l’IRSN, car les a priori des premiers vis-à-vis des seconds sont tenaces. « La direction voulait faire croire qu’il s’agissait d’excités alors qu’en fait ce sont d’excellents experts », souligne Emmanuelle. Le travail en commun avec les camarades de l’IRSN ne s’arrête pas là : journées d’action communes, telles celles du 8 février ou du 5 mars derniers, alors que le texte de loi était en discussion au Parlement, participation à la rédaction d’amendements, etc. Tout ce travail collectif s’est déroulé avec le soutien très appuyé de plusieurs syndicats et fédérations. Il faut préciser à cet égard que compte tenu du système archicomplexe d’autorités de tutelle et des domaines d’intervention très vastes des agents de l’ASN et de l’IRSN, dans les secteurs des centrales nucléaires, de la santé, des transports, de l’industrie, etc., ce ne sont pas moins de sept fédérations qui ont participé aux échanges, la coordination étant assurée par la Confédération.
« Ce travail en commun a été extrêmement enrichissant et formateur. Jamais je n’aurais imaginé participer à la rédaction d’amendements, par exemple », précise Héloïse. Au long de ces mois de lutte, les trois jeunes femmes n’ont pas ménagé leur peine. Pourtant, en interne à l’ASN, elles reconnaissent la difficulté à mobiliser et « embarquer les agents », explique Héloïse. « Nous n’avons ni la même culture de négociation ni le même attachement à la structure, à la différence des agents de l’IRSN. À l’ASN, il existe un fort turnover – notamment des inspecteurs, qui, pour évoluer, doivent changer de poste tous les trois ans ». D’ailleurs, en réponse au sondage qu’elles ont lancé afin de connaître l’avis des agents de l’ASN à propos du projet de fusion, 30 % d’entre eux n’avaient « aucun avis », 48 % se sont prononcés « contre » et 22 % « pour ».
Un immense chantier qui s’ouvre
Ce n’est pas ce qui va faire renoncer le trio car, avec le vote de la loi, son travail est loin d’être terminé. « Ce qui se passe est totalement inédit. Jamais il n’y a eu de rapprochement entre une autorité indépendante et un Épic. C’est tout l’organigramme, y compris celui des instances, qui va être chamboulé. » Mais dans cet immense chantier, les trois femmes sont prêtes à s’investir. Malgré la colère suscitée par le vote de la loi, le trio compte rester dans le jeu et prendre toute sa place en vue de défendre les positions CFDT.
La CFDT met en garde contre les risques de la fusion
Depuis l’annonce du projet de fusion, en février 2023, la CFDT s’est battue bec et ongles à travers les mobilisations, les jours de grève, un travail de conviction engagé auprès des parlementaires pour leur demander de s’opposer au projet, des dépôts d’amendements, etc. Malgré tout le travail accompli au sein d’un collectif soudé, autour des équipes de l’IRSN et de l’ASN mais aussi de sept fédérations et de la Confédération, le projet qui fusionne l’ASN et l’IRSN a été acté… treize ans après l’accident nucléaire de Fukushima, au Japon, rappelle la CFDT dans un communiqué.
« Une des causes identifiées de la gravité de l’accident, c’est la défaillance préalable du système de régulation et de protection nucléaire », souligne Fabien Guimbretière, secrétaire national chargé du dossier des politiques industrielles. Car, selon la CFDT, la fusion fait peser de gros risques sur l’avenir de la sûreté nucléaire. « Lorsque prévalent les principes d’économie à tout prix et d’allègements des contrôles, au nom de la “fluidification” des procédures et du gain d’efficacité, au nom de principes “faster, better, cheaper” [plus vite, mieux, moins cher], tout peut arriver, et souvent le pire. »
La liste des risques pointés par la CFDT est longue : dégradation du système de gouvernance, moindre indépendance, moindre transparence, fuite des cerveaux, etc. D’autant plus que le calendrier voulu par le gouvernement est extrêmement tendu : la fusion doit entrer en vigueur au 1er janvier 2025. La CFDT va maintenant entrer dans une autre bataille : celle de la défense du socle social des agents et personnels.