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Extrait de l’hebdo n°3939
Le secteur de l’automobile se trouve depuis plusieurs mois dans la tourmente. Les défaillances d’entreprises s’enchaînent parmi les sous-traitants et les équipementiers, laissant les équipes syndicales trop souvent démunies.
Forvia, Michelin, Walor, Valeo… Depuis quelques mois, les équipes syndicales sont mobilisées afin de tenter de sauver l’emploi chez les sous-traitants et les équipementiers du secteur de l’automobile. De fait, le marché français subit une baisse continue depuis cinq mois (– 11,1 % en septembre, – 24 % en août), et de nombreux constructeurs voient leurs ventes chuter – à l’image de Stellantis (– 17,5 %), dont les marques Fiat et Citroën ont connu de fortes baisses (respectivement – 44 % et – 30 %). « Seul Peugeot maintient ses volumes par rapport à septembre 2023, avec une légère baisse, de 1,8 %. Dacia, dont les livraisons ont chuté de 31,5 % ce mois-ci, entraîne Renault dans sa chute avec un repli de 14 % des ventes du groupe », explique la Fédération des industries des équipements pour véhicules (Fiev). Conséquence : les équipementiers et les sous-traitants dans l’automobile pâtissent de ces mauvais résultats.
Une situation inquiétante
Parmi les premiers touchés, MA France, sous-traitant de Stellantis, a été mis en liquidation judiciaire le 13 mai 2024, supprimant dans son sillage 280 emplois. L’équipementier Valeo vient quant à lui d’annoncer la mise en vente de trois usines qui comptaient près de 1 000 emplois. À Strasbourg, c’est l’usine Dumarey Powerglide, spécialisée dans la production de boîtes de vitesses, qui doit supprimer près de la moitié de ses effectifs (248 emplois sur 584) après avoir perdu un contrat de sous-traitance avec l’industriel allemand ZF. Michelin menace de fermer trois sites à Cholet (Maine-et-Loire / Pays de la Loire), Vannes (Morbihan / Bretagne) et Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire / Centre-Val de Loire). Dernier exemple en date, dans les Ardennes (Grand Est), le sous-traitant Walor, dont deux sites sont menacés de fermeture.
1. Selon « Automobile : notre scénario pour une transition juste » (juin 2021), rapport publié par la Fondation pour la Nature et l’Homme et la CFDT Métallurgie.
Au total, le secteur aurait perdu plus de 100 000 emplois en France ces dix dernières années1. Et selon l’Observatoire paritaire de la métallurgie, « si la période 2022-2035 suit la même dynamique négative que la période 2008-2021, elle verra à son terme l’emploi salarié se réduire à environ 90 000 emplois dans le cœur de la filière ». À la Fédération générale des Mines et de la Métallurgie, on s’inquiète. « Le gouvernement ne prend pas la mesure de la catastrophe qui s’annonce. Au rythme où ça va, aura-t-on encore une filière en France ? », demande Stéphane Destugues, secrétaire général de la FGMM CFDT.
Une baisse prévisible
Pourtant, les difficultés de la filière ne datent pas d’hier. « Depuis des années, la CFDT alerte sur le fait que l’électrification des véhicules doit être anticipée. D’autant plus que les sous-traitants n’ont pas les mêmes capacités d’accompagnement que les constructeurs, pointe la secrétaire générale de la CFDT, Marylise Léon. Aucune entreprise dont le modèle est rentable, avec des outils de production qui sont amortis, qui a des compétences et dégage du cash ne fait cette transformation de gaîté de cœur. Cependant, on ne peut renoncer aux échéances que l’on s’est fixées collectivement aux niveaux national et européen. D’un point de vue écologique, ce n’est pas possible ! »
« On sait depuis 2014 qu’il va falloir réduire nos émissions de CO2 à l’horizon 2035. La production de véhicules électriques est moins gourmande en emplois que celle de leurs équivalents thermiques. À titre d’exemple, la fabrication du groupe motopropulseur électrique emploie 39 % de salariés en moins que le diesel, confirme Coralie Iung, responsable du pôle automobile chez Syndex. On aurait dû envisager des reconversions professionnelles, aller chercher de nouveaux marchés. Les fonds publics accordés auraient dû permettre de passer le cap de cette transition. C’est ce qui s’est passé pour certains gros constructeurs comme Renault, qui a choisi de réindustrialiser en France la partie électrique de sa production. Mais chez beaucoup de sous-traitants et d’équipementiers, ces fonds ont surtout servi à moderniser les usines afin de maintenir l’activité plutôt qu’à financer des reconversions de sites. »
Des voitures trop chères
Mais le passage à l’électrique n’est pas seul responsable de la casse sociale. « Il manque les volumes que l’on a perdus pendant la crise Covid – deux millions de véhicules », explique l’économiste Bernard Jullien. Alors que les Chinois ont attaqué massivement le marché de l’électrique avec des modèles abordables, les constructeurs européens ont, eux, ciblé le haut de gamme, où les marges sont plus élevées. Conséquence : les voitures électriques aujourd’hui proposées à la vente sont trop chères pour la plupart des ménages français.
D’autant que les constructeurs ont profité de la pénurie de voitures pendant la crise Covid « pour augmenter les prix et refuser des rabais », poursuit l’économiste. « C’est une situation très exceptionnelle dans une industrie qui a le plus souvent du mal à trouver des clients. Il en résulte des marges très élevées par rapport à celles qui sont pratiquées habituellement. Aujourd’hui, c’est le retour à la normale. Tout le monde a des bagnoles à vendre, et il n’y a pas assez de clients qui les achètent. Il faut consentir des rabais, et les profitabilités des constructeurs en pâtissent. »
« La crise que traverse actuellement le secteur est le résultat de la stratégie des constructeurs et équipementiers mise en œuvre depuis dix ans en France », confirme le Réseau Action Climat France (qui regroupe des organisations environnementales et syndicales dont la CFDT). « La situation actuelle est la conséquence de mauvais choix stratégiques effectués par les constructeurs, et soutenus en partie par les pouvoirs publics », notamment la délocalisation de la production et de l’ingénierie dans des pays à bas coûts, au détriment des emplois dans l’Hexagone et de la compétitivité française.
« D’autres choix sont possibles », poursuit le collectif, qui considère que la France a encore une carte à jouer avec la petite citadine électrique, pour laquelle la demande est forte. « Concentrer de nouveau les savoir-faire industriels sur la production de véhicules financièrement accessibles et moins impactants pour l’environnement permettrait de renouer avec une dynamique industrielle positive favorisant les emplois, l’accès à la mobilité et la lutte contre le changement climatique », explique-t-il à l’occasion d’une conférence de presse à Paris, le 9 octobre dernier. « Si l’on veut que cette transition soit juste, les constructeurs doivent réorienter leur production et investir afin de relocaliser en France et en Europe les activités de production et pas seulement d’assemblage. Pour les y inciter, les pouvoirs publics ne peuvent plus dépenser des fonds sans contrepartie sur l’emploi et le respect de l’environnement. Ils doivent également s’engager à accompagner la transition des entreprises en difficulté et des ménages vers des mobilités moins carbonées… »
Les territoires au chevet de l’emploi
Dans les territoires, les conséquences de ces fermetures sont souvent catastrophiques pour les bassins d’emplois. Les équipes syndicales se mobilisent donc aussi à ce niveau. C’est notamment le cas dans le nord de la Franche-Comté, où les difficultés se multiplient dans la filière automobile, qui représente plus de 12 000 emplois. « Les équipes CFDT de la métallurgie et de la chimie cherchent à mobiliser les décideurs et les politiques concernant les annonces de suppressions d’emplois et la perte de savoir-faire technique dans l’industrie automobile », explique ainsi Jean-Luc Scanavin, du Syndicat CFDT de la Métallurgie de Franche-Comté. Elles insistent notamment sur l’importance de « préserver les compétences techniques pour l’avenir de l’industrie et l’innovation ». Pour avancer sur ce sujet, la CFDT Métallurgie et la CFDT Chimie-Énergie ont décidé de réactiver un pôle auto afin de préparer « la réponse aux déclarations controversées de [Carlos] Tavares, président de Stellantis, qui soulèvent des craintes quant à la pérennité des métiers et des emplois ». Une rencontre, prévue le 15 novembre à Audincourt (Doubs) pour débattre avec des salariés, se tiendra sous l’égide de l’Union régionale de Bourgogne-Franche-Comté, du Syndicat CFDT Métallurgie de Franche-Comté, du Syndicat CFDT Chimie-Énergie de Franche-Comté et des équipes de spécialistes.
En Bourgogne-Franche-Comté, un pôle auto a d’ailleurs été mis en place ; il réunit les syndicats de toute la filière automobile du territoire. « On regarde comment les sections syndicales travaillent avec les salariés pour anticiper les mutations et maintenir l’employabilité de tous. On essaye de les aider à utiliser les leviers à leur disposition, internes comme externes à l’entreprise. Beaucoup n’ont pas du tout anticipé le problème », explique Laure Nicolaï, la secrétaire générale de la CFDT Bourgogne-Franche-Comté.
« Dans le Grand Est, la CFDT vient de conclure, avec d’autres partenaires sociaux, l’État et la région, un accord de soutien aux sous-traitants, raconte le secrétaire général Dominique Toussaint. Nous savions que le passage à l’électrique aurait un impact social. Beaucoup d’entreprises ne l’ont pas du tout anticipé. » L’accord permettra dès 2025 de proposer un accompagnement aux sous-traitants de deuxième rang afin de les aider à se diversifier ainsi qu’un accompagnement RH pour les salariés. « On arrive à temps, mais il ne faut pas traîner ! »