Temps de lecture 8 min
Extrait de l'hebdo n°3956
Entre le reflux de l’inflation et la situation économique et politique française, les directions restent frileuses voire inflexibles durant les négociations sur les rémunérations. Le rattrapage des pertes de pouvoir d’achat en raison de la hausse des prix se fait attendre.

Chez GRDF, à la fin de l’année 2024, la négociation relative aux rémunérations s’est bien terminée. La direction, en guise de dernière proposition, a mis sur la table une augmentation de la masse salariale de 1,9 %, qui se décompose entre deux enveloppes, l’une est consacrée à la promotion interne, l’autre à l’avancement des agents. Ce résultat a satisfait les quatre organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, FO et CGT) de l’entreprise. « Nous nous sommes mis en intersyndicale dès le début de la négociation, explique Didier Damien, délégué syndical central CFDT. Et nous avons tenu tout le temps de la négociation, avec un objectif commun de 2,3 %. Objectif que nous avons adapté au fur et à mesure que la proposition de la direction augmentait, jusqu’à 1,9 %. »
Cette NAO1 se concentre donc sur des mesures individuelles mais se conjugue avec l’évolution de la grille de la branche des industries électriques et gazières (IEG), laquelle a été revue de 0,8 % – et à cela s’ajoute une augmentation de 0,6 % de l’ancienneté. L’accord GRDF a été soumis aux adhérents de la section CFDT, qui se sont majoritairement exprimés en faveur d’une signature. « Tout le monde a été réglo » durant cette négociation, conclut Didier Damien.
Du côté de l’entreprise de restauration collective Compass, la situation est tout autre. Le mardi 4 mars, les 15 700 salariés étaient invités à apposer sur leurs vêtements un autocollant rond et jaune. Le message imprimé dessus est clair : « Salariés en colère et solidaires avec l’intersyndicale Compass Group France. Augmentez nos salaires ! » Cette mobilisation, dont la CFDT est partie prenante, s’est produite à la suite de négociations salariales très décevantes. « Lors de ces négociations, en décembre 2024 et janvier 2025, nous nous sommes tout de suite présentés en intersyndicale [CFDT, CGT, FO, CFE-CGC et Unsa] avec une revendication commune, explique Guillaume Escudié, le délégué syndical central (DSC) CFDT de Compass Group France. Nous fixions une demande d’augmentation générale de 5 %. Ça fait plus d’un an que les résultats sont bons… »
Prudence, prudence…
En face, la proposition finale de la direction ne convainc pas : « On nous a proposé 2 % mais en deux fois : 1 % en janvier rétroactif, puis 1 % en juin. Ce qui fait au total sur l’année une augmentation de 1,58 % et non 2 % », poursuit le DSC, qui constate une certaine frilosité : « La direction nous explique qu’il y a les congés payés à créditer pour les personnes en arrêt maladie, ou qu’avec l’instabilité gouvernementale, elle ne sait pas si les aides publiques qu’elle touche seront reconduites. On nous explique que l’avenir est inquiétant et qu’il vaut mieux être prudent… Pourtant, la direction ne craint pas de perdre des salariés avec des salaires aussi bas. » Aucun syndicat n’a signé.
Autre entreprise, autre secteur, même discours. Chez le constructeur de matériel ferroviaire Alstom (12 000 salariés), les deux sessions de négociation n’ont pas été concluantes. « Lors de la première réunion, explique Laurent Genin, le délégué syndical central CFDT, la direction nous a présenté la situation externe et interne. Au niveau externe, l’industrie va mal, le chômage augmente… Au niveau interne, nous avons beaucoup de commandes, avec les nouveaux TGV et métros parisiens, mais le cash ne serait pas là, on est en retard. » Pour la première fois depuis au moins sept ans, une intersyndicale s’est montée, avec la CFE-CGC, FO et la CGT. « Nous avons notamment proposé une augmentation générale avec un talon de 50 euros, une augmentation individuelle de 2 % pour tous », détaille Laurent Genin.
“Pour trois euros, quel est l’intérêt de signer ?”
De son côté, la direction propose 1 % d’augmentation générale avec un talon de 35 euros, 0,6 % d’augmentation individuelle pour les non-cadres et 1,9 % d’augmentation pour les cadres. Pendant la négociation, l’intersyndicale a fait une autre proposition, qui correspond au budget global de la direction, avec notamment un talon de 49 euros, ce qui est refusé. « La direction nous faisait une dernière proposition avec un talon de 38 euros et, si on ne signait pas, c’était celle à 35 euros qui s’appliquait. Franchement, pour trois euros bruts, quel est l’intérêt de signer ? On a quand même sondé nos sections, discuté avec les salariés : tous ont refusé que l’on signe », indique Laurent Genin. Il ajoute : « Ça devient habituel que la négociation ne se passe pas bien. Quand il y a des soucis, il n’y a pas grand-chose sur la table. Et quand ça va, il n’y a pas grand-chose non plus. Ce n’est pas comme ça qu’ils arriveront à retenir les salariés. Et c’est dommage vu leur investissement dans l’entreprise. »
Les négociations au sujet des rémunérations « peuvent être tendues », reconnaît Christelle Prévitali, référente du pôle social du cabinet Syndex. « Les directions ne jouent pas toujours le jeu de la négociation, veulent aller vite, et c’est plus difficile d’obtenir un accord. L’inflation en baisse et le contexte économique et politique produisent aussi un attentisme qui peut constituer un frein à la négociation. »
En partenariat avec SIA Partners, Syndex a procédé à l’analyse de 1 159 accords d’entreprises sur les salaires issus de six branches professionnelles signés entre le 30 juin 2023 et le 1er juillet 2024. Cette sorte de photographie offre différents enseignements. « Jusqu’en 2024, il y a eu globalement une perte de pouvoir d’achat, avec des augmentations moyennes moins élevées que l’inflation. En 2024, on observe un rattrapage puisque les augmentations se révèlent plus élevées que le taux d’inflation. Mais, pour l’instant, ce n’est pas suffisant quand il s’agit de compenser les pertes observées ces trois dernières années », détaille Christelle Prévitali.
Primes versus augmentations individuelles
L’analyse permet également de constater que 63 % des accords signés en 2023-2024 prévoient des augmentations générales, et 36 % des augmentations individuelles. Des taux en baisse par rapport à 2022-2023, où 80 % des accords prévoyaient des augmentations générales et 66 % des augmentations individuelles. Idem, les mesures plancher (qui permettent de favoriser les bas salaires) se font de plus en plus rares, et les taux d’augmentation sont en baisse. En revanche, 71,1 % des accords prévoient des revalorisations de primes existantes. « La revalorisation des primes prend le pas sur les augmentations individuelles », analyse la référente du pôle social de Syndex, « de ce point de vue-là, c’est un changement par rapport aux années précédentes ».
Malgré ces éléments, une négociation réussie sur les rémunérations reste possible. « Ce que nous conseillons aux équipes, poursuit Christelle Prévitali, c’est de bien apprécier la situation économique de l’entreprise et ses marges de manœuvre financières. Il faut aussi faire le bilan de la politique de rémunérations, avoir une idée claire de la situation sociale de l’entreprise afin de bien définir ses objectifs et ses priorités. » Et de conclure : « Même si la situation reste compliquée, des leviers utilisables par les équipes syndicales existent pour décrocher des augmentations de la part des directions. »