“Nous sommes en phase d’apprentissage”

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Travailler avec l’IA

L’arrivée de l’intelligence artificielle dans l’entreprise suscite autant d’engouement que de craintes et d’interrogations. Selon Yann Ferguson, docteur en sociologie à l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) et directeur scientifique du LaborIA, cette révolution technologique peut être l’occasion de remettre le salarié au centre du jeu en redonnant du sens à son travail.

Par Emmanuelle Pirat— Publié le 27/09/2024 à 09h00

Yann Ferguson est docteur en sociologie à l’Inria et directeur scientifique du LaborIA.
Yann Ferguson est docteur en sociologie à l’Inria et directeur scientifique du LaborIA.© DR

Partons d’une définition ; qu’entend-on par « intelligence artificielle » ?

Il s’agit d’une discipline de recherche scientifique, développée dès 1956, avec pour objectif de construire des programmes informatiques « intelligents », c’est-à-dire capables d’effectuer des tâches qui nécessitent des processus mentaux complexes, proches de l’humain.

Cependant, même lorsque le système d’IA atteint des niveaux de très haute performance, en surpassant l’homme – comme en 2015, quand le programme informatique AlphaGo a, pour la première fois, battu un joueur de go, la machine ne raisonne pas à la manière d’un humain.

Même l’IA générative, appelée ainsi parce qu’elle permet de générer des contenus (textes, images, musiques, etc.), reste ce qu’on appelle un réseau de neurones dont le « raisonnement » est purement statistique, sans compréhension du problème traité. Elle ne relie pas le signifiant au signifié.

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© Nicolas Ridou

Certains parlent de l’IA comme d’une quatrième révolution industrielle, avec l’idée d’une « rupture technologique ». Qu’en pensez-vous ?

Les innovateurs aiment bien parler de rupture, et les sociologues y voient plutôt des continuités. Aujourd’hui, je dirais que nous abordons une révolution 5.0. La 4.0, celle des robots, des usines totalement automatisées, n’a pas vraiment fait ses preuves. Le 100 % machine est impossible. La 5.0 serait celle d’une 4.0 où l’humain reviendrait dans le jeu, où l’on chercherait à allier le meilleur de la machine et le meilleur du travail humain pour la meilleure performance.

L’arrivée de ChatGPT, en novembre2022, a pourtant marqué une rupture…

Cette date a en effet marqué un déploiement incroyable de l’IA. Avant ChatGPT, on estimait que moins de 1 % des travailleurs français pouvaient dire qu’ils travaillaient avec l’IA. Et souvent, il s’agissait d’initiatives d’employeurs. Désormais, on estime que l’on est plutôt autour de 20 %. Ces 20 %, ce sont des initiatives spontanées d’employés, de manière clandestine, pourrait-on dire, car sans en informer leur hiérarchie. Dans l’utilisation qu’ils font de l’IA, on observe qu’ils recherchent à la fois des gains de temps (pour l’automatisation de tâches rébarbatives) mais aussi une meilleure qualité de leur travail. Il y a beaucoup de créativité, d’exploration d’idées nouvelles.

“La valeur la plus forte du travailleur, c’est justement ce qu’il ne va pas pouvoir dire de son travail, c’est son expérience. Elle se loge dans l’implicite, dans l’indicible. Elle reste donc impossible à formaliser.”

Vous ne pensez pas que la machine puisse complètement remplacer l’homme…

Pour cela, il faudrait pouvoir programmer – et donc pouvoir décrire, décomposer en données – l’ensemble des tâches effectuées par un humain.
Or on en sait toujours plus que ce qu’on est capable d’en dire. C’est le fameux paradoxe de Polanyi. La valeur la plus forte du travailleur, c’est justement ce qu’il ne va pas pouvoir dire de son travail, c’est son expérience. Elle se loge dans l’implicite, dans l’indicible. Elle reste donc impossible à formaliser.

Le fait d’être remplacé par la machine est pourtant la crainte principale des travailleurs quand on évoque l’IA…

Il existe en fait deux craintes principales : celle de la disparition de l’emploi et celle de la déshumanisation, de l’asservissement vis-à-vis de la machine. Sur le premier point, les études se sont largement contredites. En 2013, la fameuse étude de Frey et Osborne [deux chercheurs d’Oxford] annonçait que 47 % des emplois américains pourraient être automatisés. Et que les métiers les plus exposés et voués à disparaître étaient ceux qui comportaient le plus de « routines », qu’elles soient manuelles ou intellectuelles. Dix ans plus tard, l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] dit le contraire. On a un véritable renversement de perspective puisqu’elle pose que l’IA a beaucoup plus progressé sur les tâches cognitives de haut niveau non répétitives, et que les trois métiers les plus exposés sont directeur général, ingénieur et manager. Pour autant, il ne faut pas ignorer le sujet du remplacement, car il va se poser dans certains secteurs.

C’est-à-dire ?

Prenons l’exemple de la traduction. On aura toujours besoin d’un traducteur pour valider la qualité d’une traduction de contrat (pour vérifier que l’IA n’a pas commis de contresens, par exemple). Mais le risque est que le traducteur doive remplir plus de contrats pour être payé correctement (risque d’intensification) et qu’il trouve moins de sens à son travail, en devenant plus éditeur que producteur. C’est ce sur quoi nous travaillons, au LaborIA : à observer dans quelle mesure le déplacement de la valeur travail impacte la dignité matérielle (vivre bien de son travail) et la dignité spirituelle (avoir un travail qui a du sens). Alors, plus qu’une menace, je dirais qu’il y a une vigilance à avoir sur ces dimensions-là.

Nous sommes donc dans une phase où il semble difficile de tirer des leçons sur ce qui va véritablement se passer ?

À propos de l'auteur

Emmanuelle Pirat
Journaliste

Nous sommes en effet en situation d’apprentissage, dans quelque chose d’instable, d’empirique. Il est encore très difficile d’intégrer un système d’IA en se disant : «Voici les nouveaux process et les nouveaux métiers»… Les gens me demandent souvent comment l’IA va impacter le travail, comme s’il s’agissait d’un météore qui nous tomberait dessus. Regardons plutôt la façon dont le travail transforme l’IA. Car ce n’est pas l’IA qui fait ceci ou cela : tout va dépendre de la manière dont le travailleur se l’approprie.

Pour l’instant, on s’intéresse beaucoup aux process (comment mieux les optimiser) ou à l’accompagnement des travailleurs, mais on s’intéresse trop peu à l’activité. On ne parle pas beaucoup de ce que les gens font. Or quand on met en place un système d’IA, cela augure d’une discussion sur le travail, pour déterminer comment l’IA peut aider. Il y a là un enjeu incroyable, très enthousiasmant.