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Lutter contre les relations toxiques
Nina Tharouny est docteure en droit, spécialiste des risques psychosociaux (RPS) au travail.
Quel est le poids des relations toxiques au travail ?
Il y a peu d’études statistiques mais la Dares estime à 40 % le nombre de salariés exposés à des facteurs de RPS (injonctions contradictoires, dénigrement, humiliations…) susceptibles de générer du harcèlement moral, et à 10 % le nombre de salariés ayant subi une agression de la part d’un collègue ou d’un supérieur hiérarchique.
Y a-t-il une évolution dans la reconnaissance des cas ?
On assiste à une augmentation des recours devant les tribunaux prud’homaux. La qualification des situations de harcèlement moral ou sexuel (qui autrefois relevaient du pénal) est désormais obligatoire pour obtenir des indemnités qui réparent l’intégralité des préjudices subis. Les juges sont peut-être aussi un peu plus sensibilisés aux RPS en milieu professionnel.
1. En 2019, l’ancien PDG Didier Lombard et six autres cadres et dirigeants ont été condamnés pour « harcèlement moral », près de dix ans après une crise sociale majeure où des dizaines de salariés avaient mis fin à leurs jours.
L’affaire France Télécom1a-t-elle changé la donne ?
Les entreprises ont toujours eu peur du risque judiciaire, et en particulier du risque pénal, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu une prise de conscience plus importante.
Quelle est la « responsabilité » de l’entreprise ?
Elle est totale ! Il ne faut jamais oublier que l’obligation de prendre soin de la santé des salariés et d’assurer leur sécurité incombe à l’employeur. Lorsque l’organisation du travail génère du harcèlement, lorsque l’absence (ou l’insuffisance) de systèmes de protection des salariés permet la prolifération de relations toxiques, c’est la responsabilité de l’entreprise qui est en jeu. La culture de l’entreprise est aussi à interroger : mettre l’accent de manière démesurée sur l’atteinte des objectifs ou la performance risque davantage de laisser les managers dériver vers des méthodes contestables et toxiques en vue d’atteindre ces objectifs.
Qu’en est-il des systèmes d’alerte, de prévention ?
Ils sont encore balbutiants. Je vois beaucoup d’entreprises qui ont un référent VSST (violences sexistes et sexuelles au travail) et qui l’utilisent comme un référent harcèlement moral, sans avoir défini son périmètre d’action et sans l’avoir formé au travail d’enquête. Résultat, le référent est impuissant sur ces questions spécifiques. Je plaide davantage pour la mise en place de cellules de signalement, qui permettent d’intervenir en amont.
Des cellules déconnectées de l’entreprise ?
Dans l’idéal, il faudrait internaliser ces processus d’alerte car la prévention des RPS ne peut pas rester externalisée. Mais quand la situation est sensible, et cela arrive souvent, c’est très difficile d’avoir une personne en interne qui gère ce genre d’affaires parce qu’elle n’a pas les mains libres pour enquêter et peut, elle-même, devenir une cible. C’est un vrai danger dont il faut pouvoir se prémunir.
Vous avez développé le principe de sociovigilance. Comment le définiriez-vous ?
Je crois que la santé des travailleurs nécessite une action publique forte et organisée. L’État doit se doter d’une politique, d’une organisation et de moyens conformes à ses obligations de protéger la santé de nos concitoyens au travail. Un système de surveillance sanitaire, en somme, comme il en existe dans d’autres domaines de la santé humaine. Pour que les cas France Télécom ne puissent plus se reproduire.