En toute impunité

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Lutter contre les relations toxiques

Les relations toxiques empoisonnent la vie au travail, au point de la transformer pour certains salariés en véritable cauchemar. Dans ce huis clos qu’est l’entreprise, les garde-fous contre le harcèlement ou l’emprise peinent à se faire une place, quand l’employeur, lui, détourne souvent le regard.

Par Anne-Sophie Balle— Publié le 29/03/2024 à 10h00

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© Nicolas Ridou

Vingt ans après, le souvenir est toujours douloureux. Et les rechutes sont fréquentes. Comme si le cauchemar n’était finalement pas tout à fait terminé. « Il y a toujours cette même foutue question : pourquoi j’ai accepté cette situation ? » Tandis qu’elle parle, Dominique griffonne nerveusement sa feuille. Le signe que son « tribunal intérieur » s’active, « celui qui me fait douter de moi et où l’autodénigrement reprend le dessus », analyse-t-elle aujourd’hui.

“Elle va te démolir parce qu’elle ne supporte pas qu’on lui résiste. ”

Cette éducatrice spécialisée au service de l’aide sociale à l’enfance reparle de son premier jour en poste, en novembre 2001, comme si c’était hier. Une réunion d’équipe où elle se fait moucher d’entrée par sa responsable pour avoir pris la parole. Très vite, ses collègues la mettent en garde : « Tu n’es pas la première. Elle va te démolir parce qu’elle ne supporte pas qu’on lui résiste. » Dès lors, la tension ne fera qu’augmenter. « Brimades, dénigrement systématique, hurlements… tout y passait. » Dominique encaisse mais les signes avant-coureurs sont là : crises d’angoisse, sommeil agité, troubles de l’alimentation. « J’avais perdu 15 kilos en moins d’un an. » Elle s’effondrera trois ans plus tard devant le médecin du travail.

Emprise, manipulation, harcèlement… Les relations toxiques n’épargnent pas la vie professionnelle. Lors de l’enquête Parlons travail, menée par la CFDT en 2016, 36 % des répondants déclaraient avoir déjà subi un harcèlement moral au travail. Pourtant, le plus souvent, il n’est que la traduction d’un comportement toxique commencé bien plus tôt et difficilement décelable. « Le harcèlement est patent ; l’emprise, elle, est insidieuse. L’emprise, c’est une relation qui se noue lorsqu’une personne, mue par un élan de domination, en rencontre une autre en attente de sécurité et de reconnaissance. Dès lors, l’un enfle et l’autre rétrécit », résume Wadih Choueiri, chercheur qui accompagne régulièrement des individus et des collectifs de travail, et dont il a tiré un livre : L’emprise au travail – La comprendre, s’en libérer*.

Lune de miel

Dans les témoignages recueillis, beaucoup disent d’ailleurs avoir bénéficié d’une « lune de miel ». Tania se souvient de son recrutement comme journaliste par le chef de service d’un hebdomadaire parisien. Elle a alors 23 ans. « C’était une forte personnalité, très compétente et très charismatique. Il m’a tout de suite valorisée et insécurisée, en me disant que le rédacteur en chef n’avait pas été convaincu lors de notre rencontre mais que lui, il me voulait ; selon lui, j’étais une bonne journaliste alors que les autres n’étaient que des bras cassés… » Parce qu’il est aussi avenant qu’imprévisible, elle ne voit pas venir les stratégies de son manager qui souffle le chaud et le froid dans l’open space. « Il aimait nous monter les uns contre les autres, flatter l’un pour mieux dénigrer l’autre. Je suis tombée dans tous ses pièges. »

“Quoi que je fasse, il me renvoyait l’idée que je n’étais pas à la hauteur. Plus ça allait, plus il devenait méprisant et plus les mots étaient durs…”

Tania, journaliste à propos de son manager.

Car quand il commence à remettre en cause son travail quelques mois plus tard de manière systématique, c’est la douche froide. Dès lors, ce mécanisme de dévalorisation ne s’arrêtera plus. « Quoi que je fasse, il me renvoyait l’idée que je n’étais pas à la hauteur. Plus ça allait, plus il devenait méprisant et plus les mots étaient durs, jusqu’au jour où il m’a attaquée sur mon physique en pleine réunion. Et personne n’a moufté… »

Difficile, en effet, pour les collègues de réagir face à des comportements toxiques qui contaminent les relations et l’organisation du travail. Dans ce huis clos que peut être l’entreprise, une remarque acerbe ou un pétage de plombs est considéré comme un fait insidieux, à la limite de la légalité mais difficilement réprouvable. Ces pratiques finissent alors par être acceptées et normalisées, par des anciens résignés et des plus jeunes sans expérience ou repères professionnels. « Dans certaines situations, on a besoin que le bouc émissaire émerge pour que la pression retombe, on a besoin de faire des autodafés », note Wadih Choueiri.

Aurélie, déléguée syndicale dans la banque, le constate régulièrement lorsqu’elle décèle des situations toxiques sans parvenir à libérer la parole des victimes. « Le climat nocif instauré par les remarques et les coups de sang imprévisibles conduit à des réactions surprenantes, où les collègues défendent le manager alors qu’ils sont eux-mêmes victimes de ce comportement. »

Parfois, c’est aussi la peur qui vient prendre le dessus. « Ce sont mes collègues qui m’ont alertée sur la dégradation de mon état de santé et qui m’ont soutenue, explique Dominique, l’éducatrice spécialisée. Pourtant, elles ne sont jamais intervenues en réunion pour prendre ma défense parce que, m’avouaient-elles, elles n’auraient jamais supporté de subir la même chose. »

Quels garde-fous ?

Dès lors, quels sont les garde-fous de ces dérives toxiques ? «Si l’entreprise est le lieu de tous les dangers, elle devrait aussi être le premier lieu de prise en charge», affirme Nina Tarhouny, docteure en droit (lire l’interview ci-dessous).

Dès qu’il est informé, par les représentants du personnel ou par des témoignages, l’employeur a en effet l’obligation juridique de traiter une situation de harcèlement, en tant que garant de la santé et de la sécurité des travailleurs. « Les entreprises qui n’agissent pas prennent de gros risques judiciaires car l’organisation du travail peut être jugée responsable du harcèlement, comme en témoigne le cas France Télécom. »

“La plupart du temps, les RH bottent en touche ou finissent par bouger tout le monde pour ne pas avoir à sortir la personne qui pose problème. ”

Wadih Choueiri, chercheur.

Sans parler du coût de l’inaction (absences répétées des victimes, turnover sur le poste exposé…) et du risque en matière d’image. « Malheureusement, la tendance consiste bien souvent à fermer les yeux. La plupart du temps, les RH bottent en touche ou finissent par bouger tout le monde pour ne pas avoir à sortir la personne qui pose problème », explique le chercheur Wadih Choueiri. Et, in fine, c’est souvent la personne harcelée qui s’en va et le harceleur qui reste – comme les femmes victimes de violences conjugales sont obligées de quitter le domicile familial.

Partir pour ne plus subir

Tania, voyant le problème bien ancré au sein de la rédaction, a préféré partir. « Mon départ a servi de déclencheur chez mes collègues qui ne se rendaient pas compte de la toxicité du personnage. Lui a fini par être déplacé dans le groupe, à un poste de simple journaliste. Après cela, j’ai eu besoin de formaliser cet épisode par écrit, avec des raisons objectives, note Tania. J’avais besoin de comprendre le processus par lequel il avait fini par me pourrir la vie. Je l’ai fait pour moi, pour savoir si je n’étais pas folle. »

Quant à Dominique, la CFDT et la médecine du travail ont été ses bouées de sauvetage. En 2004, quand elle finit par s’effondrer lors d’une visite obligatoire, le médecin décide de la mettre en inaptitude temporaire. « C’était extrêmement brutal, j’avais l’impression qu’on me volait mon métier, qu’on me punissait encore plus. En fait, je crois que ce médecin m’a sauvé la vie. Car j’aurais sans doute fini par me foutre en l’air. »

Elle retrouvera finalement son poste en 2005 après un an de congé maladie. Mais les répliques du burn-out, comme des piqûres de rappel, reviennent régulièrement. « Tous les trois ou quatre ans », admet-elle.

À propos de l'auteur

Anne-Sophie Balle
Rédactrice en chef adjointe de Syndicalisme Hebdo

Dans ce marasme, les organisations syndicales sont aussi le dernier rempart dès lors qu’elles sont embarquées dans l’histoire. Depuis la loi de septembre 2018, les « référents harcèlement » sont obligatoires dans les comités sociaux et économiques, permettant ainsi de remonter des informations et de rester vigilants aux signaux dysfonctionnels de comportement. L’employeur, on l’a dit, a aussi une obligation d’action. En formant ses managers à la prévention d’éventuelles dérives, mais aussi en diligentant des enquêtes menées par les RH ou des plateformes d’alerte interne (lire l'article Quand Michelin prend un virage à 180 degrés). Dès lors, les IRP ne doivent pas être écartées du processus. De la même manière, il ne faudrait pas oublier d’interroger l’environnement qu’est le lieu de travail, insiste Wadih Choueiri : « Face à une situation d’emprise ou de harcèlement, on questionne les relations avec tout un tas d’approches. Mais il ne faudrait jamais oublier d’interroger l’organisation, les lignes managériales, et se demander : quel climat a-t-on créé pour permettre que cela advienne ? » 

*L’emprise au travail –La comprendre, s’en libérer

L’emprise, phénomène encore méconnu, est source de souffrance tout autant que les défaillances managériales, l’épuisement et le harcèlement professionnels.
Dans cet ouvrage, Wadih Choueiri nous propose d’explorer cette relation toxique et insidieuse en les abordant sous l’angle du pouvoir, de la servitude volontaire, du rapport d’autorité et du langage managérial. Salariés, managers, RH ou professionnels de l’accompagnement trouveront des clés
de lecture et des pistes d’action à travers les témoignages recueillis dans l’ouvrage éclairant les multiples facettes de ce phénomène d’actualité encore mésestimé.

Éditions ESF, 2020, 150 pages.