Extrait du magazine n°502
Reflet de la société, le système éducatif français souffre d’une forme de séparatisme social. Un phénomène qui ne cesse de s’amplifier au détriment des classes populaires. Les fédérations CFDT de l’enseignement public (Sgen) et de l’enseignement privé (FEP) sont unies pour dénoncer un statu quo qui va à l’encontre de l’intérêt général et, plus particulièrement, des élèves.
Pap Ndiaye en avait fait une priorité, cela ne lui a manifestement pas porté chance. En voulant renforcer la mixité sociale au sein des établissements scolaires et en associant l’école privée à son projet, l’éphémère « patron » de l’Éducation nationale s’est retrouvé dans le collimateur de l’enseignement catholique, qui a rapidement obtenu gain de cause : aucune mesure contraignante ne sera in fine décidée.
Le privé reste maître chez lui, maître d’accueillir les élèves qu’il souhaite. Le ministre, lui, sera débarqué quelques mois plus tard.
“Il y a un écart entre la promesse républicaine de “liberté, égalité, fraternité” et la réalité vécue par les élèves.”
Cette histoire pourrait paraître anecdotique si elle n’était pas le reflet d’un malaise profond et persistant qui mine le système scolaire français et ne cesse de s’accentuer. « Il y a un écart entre la promesse républicaine de “liberté, égalité, fraternité” et la réalité vécue par les élèves. Comment faire société ou renforcer la cohésion sociale dans notre pays quand les individus ne se rencontrent pas ? Les études montrent que l’absence de mixité sociale est particulièrement pénalisante pour les élèves socialement défavorisés », résume abruptement Youssef Souidi.
Ce jeune chercheur au CNRS et à Paris Dauphine a corédigé une note pour l’Institut des politiques publiques sur la ségrégation sociale en milieu scolaire, dans laquelle il décrit les mécanismes à l’œuvre. « Alors que le privé accueille toujours la même proportion d’élèves, soit autour de 20 %, le niveau social moyen des élèves de collège ne cesse de se creuser entre ceux qui sont scolarisés dans le public et ceux qui sont scolarisés dans le privé. Le phénomène est particulièrement marquant depuis les années 2000. »
Si les dynamiques restent en l’état, il y aura, à Paris dans dix ans, davantage de collégiens scolarisés dans le privé que dans le public.
Plusieurs explications à cette dérive. Tout d’abord, le choix des parents dans la scolarisation de leurs enfants est de moins en moins guidé par des convictions religieuses. Il s’agit plutôt d’intégrer l’établissement réputé le plus performant. L’affichage d’un excellent taux de réussite aux examens devient alors essentiel. Résultat, les établissements privés ont progressivement attiré de plus en plus de familles au capital social élevé.
Le cas de Paris est emblématique. Alors que l’enseignement public ferme des classes pour suivre la baisse démographique dans la capitale, le privé parvient à maintenir ses effectifs en accueillant les élèves de toute la région qui souhaitent échapper à la carte scolaire. Si les dynamiques restent en l’état, il y aura, à Paris dans dix ans, davantage de collégiens scolarisés dans le privé que dans le public, selon une étude du chercheur Julien Grenet qui a fait beaucoup de bruit.
Le dossier est d’autant plus sensible que le public, de son côté, prend des mesures pour améliorer la mixité des établissements scolaires. Dans plusieurs académies, Toulouse et Nantes notamment, des « collèges ghettos » ont ainsi été purement et simplement fermés pour que les élèves soient redirigés dans des établissements scolaires plus mixtes. Autres exemples à Paris : des secteurs multicollèges ont été créés dans le 18e arrondissement pour y accroître la mixité sociale, et cela a incontestablement produit des effets en quelques années. Mais tous ces efforts sont limités par la fuite vers le privé des catégories les plus aisées de la population.
Quelles solutions ?
Selon les fédérations professionnelles de l’enseignement public (Sgen) et du privé (FEP) CFDT, une piste serait de moduler les dotations des établissements en fonction du niveau social des élèves qu’ils accueillent. Instaurer une forme de prime aux collèges et lycées qui jouent le jeu de la mixité sociale. « L’école privée participe au service public de l’éducation, et les professeurs qui y enseignent sont des agents publics payés par l’État, rappelle le secrétaire général de la FEP-CFDT, Laurent Lamberdière. Il est tout à fait naturel que le privé participe à l’effort de mixité sociale. Les collègues y sont prêts. » « Il n’est pas question de relancer la guerre scolaire mais d’inciter chacun à jouer le jeu de la mixité, de la diversité, de lutter contre l’entre-soi », ajoute la secrétaire générale du Sgen-CFDT, Catherine Nave-Bekthi.
Et de poursuivre : « L’école publique a d’ailleurs des marges de progression sur cette question même en omettant la question du privé. Il faut faire progresser la mixité sociale dans le public et dans le privé pour faire société. » Les deux fédérations demandent aussi un contrôle plus fort des établissements privés sous contrat par l’État : les financements publics supposent des exigences et le contrôle de leur respect par les établissements.
Le chercheur Youssef Souidi préconise, dans un premier temps, d’exiger davantage de transparence dans le processus de recrutement opéré dans le privé et dans les tarifs demandés aux familles. « Il faudrait que l’on sache qui postule, qui est accepté, sous quels critères, mais aussi qui poursuit toute sa scolarité dans le même établissement, quelle est la proportion d’élèves qui retourne dans le public, insiste-t-il. Ce serait alors plus facile d’y voir clair et d’imaginer les efforts qui pourraient être faits. » Pour ce chercheur, il est en revanche vain de faire reposer le choix de la mixité sociale sur les familles.
Le militantisme qui a pu exister sur ce sujet à une époque semble moribond. Beaucoup de barrières idéologiques sont tombées, comme le racontait avec humour et justesse le film La Lutte des classes, de Michel Leclerc, sorti en 2019.
La transparence toute récente sur le niveau social de l’ensemble des établissements scolaires en France (le fameux « indice de position sociale » [lire ci-dessous] des écoles et des collèges, rendu public pour la première fois en octobre 2022) a déjà eu le mérite de faire de la mixité sociale à l’école un vrai sujet de débats. Il a permis de voir la réalité en face ; reste à trouver un chemin pour faire se rapprocher des écoles qui ont eu tendance à s’en éloigner.
Un indice pour mener l’enquête
L’indice de position sociale (IPS) est un outil créé par l’Éducation nationale. Il attribue une note à chaque établissement scolaire en fonction de la profession et de la catégorie socioprofessionnelle des parents d’élèves accueillis.
Longtemps réservé à une utilisation interne au ministère, cet outil a été rendu public en 2022 grâce à une décision du tribunal administratif
qui faisait suite à la demande d’un journaliste de La Gazette des communes.
La publication des données a fait l’effet d’une bombe. Pour la première fois, les inégalités sociales entre les établissements n’étaient pas juste imaginées mais montrées au grand public et à la presse, chiffres à l’appui.
En 1989, la proportion d’élèves de milieu social très favorisé était supérieure de 11 points dans les collèges privés par rapport aux collèges publics, il était de 16 points concernant les entrants en sixième en 2003, puis est passé à 23 points en 2021. Sur les dix premiers collèges en matière de position sociale, neuf sont privés. Sur les cent premiers collèges en termes d’IPS, 81 sont privés sous contrat. À l’inverse, parmi les cent établissements dotés des IPS les plus faibles, il n’y a qu’un seul collège privé.