Extrait du magazine n°501
Auteure prolifique récompensée par de nombreux prix littéraires, la romancière belge est devenue une icône culturelle, mais une icône aussi accessible que joyeusement iconoclaste. Amélie Nothomb consacre en moyenne cinq heures par jour à répondre à ses lecteurs. Rencontre.
Votre roman Stupeur et tremblements a été un succès planétaire. Vous y décrivez des liens de soumission professionnels dans lesquels beaucoup de gens peuvent se reconnaître. Avez-vous subi cela ? Avez-vous vraiment été « dame pipi » dans une grande entreprise japonaise à l’âge de 21 ans ?
Tout est exact et je n’ai rien inventé. J’ai même omis de raconter certaines horreurs, comme quoi je suis restée une bonne employée japonaise jusqu’au bout ! Par exemple, j’ai oublié de parler du sort des malades. Lorsque l’on est malade au Japon, on va travailler. Un matin j’avais la grippe, j’ai appelé mon employeur qui m’a répondu : « Il n’est pas question que vous vous absentiez. » Au Japon, l’existence, c’est l’entreprise. Mais ce n’est pas le profit qui compte, les Japonais ne sont pas intéressés par l’argent. L’essentiel pour eux est de réussir à créer un ordre social et une pyramide hiérarchique stable.
“Lorsque les Japonais font grève, ils arborent un brassard noir et continuent à travailler de la même façon, avec autant de zèle. Ou alors ils pètent les plombs. ”
Comment aller contre un système si conformiste ?
De l’intérieur. Lorsque les Japonais font grève, ils arborent un brassard noir et continuent à travailler de la même façon, avec autant de zèle. Ou alors ils pètent les plombs. C’est rare mais cela arrive, et beaucoup plus fort que chez d’autres peuples. Cela s’est vu avec les terroristes de l’armée rouge dans les années soixante, c’est d’une violence folle. Ou bien certains quittent le système et se clochardisent. Il y en a peu mais les clochards japonais sont les plus effrayants à voir. Ils s’excluent de l’humanité, s’habillent de vieux tapis, ne se coupent plus les cheveux, cessent de parler.
La règle au Japon, c’est toujours « ne pas se plaindre » ?
Oui. Le Japon demeure le pays que j’aime et que j’admire le plus ; pourtant, son modèle social est effarant ! Cela dit, nous ne sommes pas exemplaires non plus. Car il y a des choses admirables au Japon.
Par exemple, il y a un très curieux égalitarisme. N’oublions pas que j’ai été à ce point maltraitée tout en étant la fille de l’ambassadeur de Belgique au Japon ! Ils auraient pu se dire : « On ne va quand même pas faire ça à la fille de l’ambassadeur. » Cela ne les a absolument pas ébranlés ! J’ai été leur dame pipi. C’est un très bel égalitarisme. Lorsque vous entrez dans une entreprise, que vous soyez fils de ministre ou fils d’ouvrier, vous avez exactement le même statut.
De toute façon, les deux premières années, on commencera par vous casser. La question que je me pose est comment ce pays de tradition aussi magnifique, aussi héroïque, a-t-il pu créer un système qui est la négation même de cet héroïsme… Est-ce la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Il y a eu ce traumatisme, c’est peut-être l’expression de ce traumatisme.
Votre traumatisme à vous, c’est un viol à l’âge de douze ans. Vous l’avez raconté dans deux livres, à vingt ans d’écart. Les réactions n’ont pas du tout été les mêmes…
Les réactions, en effet, ont été très différentes. #MeToo est passé par là et #MeToo a changé le monde pour toujours à cet égard, je veux le croire. À l’époque de Biographie de la faim (2004), presque personne n’a remarqué le passage où j’en parle, et les quelques personnes qui l’ont relevé ont réagi d’une façon abjecte. « Si vous l’avez inventé, c’est bien trouvé ! », m’a-t-on dit notamment.
Dans Psychopompe (2023), j’en parle un peu plus mais il ne faut pas non plus, comme certains lecteurs, réduire le livre à cela (ce sont deux pages seulement). D’autres m’ont fait remarquer que je l’avais déjà dit… « Vous l’avez dit une fois, c’est bon, vous êtes guérie… Ne revenez pas avec vos histoires. » Y aurait-il un quota pour ces choses-là ?
Justement, vous avez écrit, à propos du pouvoir des mots, « tant que l’on peut parler, on peut s’en sortir ».
Oui. J’ai longtemps eu du mal à m’exprimer, j’ai eu une adolescence dramatique et j’ai pensé résoudre mes énormes problèmes en me taisant drastiquement.
Quand ce drame s’est produit, mes parents étaient là et ont vu ce qui m’est arrivé. Il y a eu un seul commentaire mais je bénis ma mère pour ses paroles minimales, qui m’ont empêchée de sombrer dans la folie. Par la suite, ils ont réglé cela de la même façon que moi, sans rien dire.
La solution moderne qui consiste à beaucoup parler règle-t-elle plus de choses ? Je n’en sais rien, je n’ai vécu que mon côté du problème, je l’ai très mal vécu mais je suis toujours là. Et je crois que c’est parce que j’ai commencé à écrire. C’est donc bien une parole qui m’a sortie de là.
“On ne me fera pas croire que les jeunes d’aujourd’hui sont si différents car, globalement, ils sont comme nous, avec des technologies différentes.”
Dans votre roman Les Aérostats (2020), vous abordez le sujet du manque d’intérêt des jeunes pour la lecture. Quel remède à cela ?
Je n’ai certainement pas la solution à un problème aussi grave. Mais qu’il y ait une obligation scolaire minimale de lecture, je ne trouve pas cela scandaleux. Si j’étais jeune aujourd’hui, je me sentirais méprisée que l’on n’attende pas de moi que je lise un roman en entier. Moi aussi j’ai rechigné devant les listes de lectures imposées avant de me rendre compte que j’avais beaucoup aimé tel ou tel livre…
On ne me fera pas croire que les jeunes d’aujourd’hui sont si différents car, globalement, ils sont comme nous, avec des technologies différentes. C’est aussi leur rendre service que de leur apprendre qu’il existe une «technologie» qui s’appelle la lecture, qui rend très autonome et qui fonctionne très bien ! Donc je trouve qu’il y a énormément de condescendance à affirmer que les jeunes ne sont plus capables de lire un livre entier.
L’art aide à supporter la vie, selon vous. Pensez-vous que la culture soit plutôt réservée aux gens qui ont du temps ?
J’espère que non. Je travaille beaucoup chaque jour. Mais je prends le temps de lire, d’aller au cinéma. Je ne pense pas que les autres soient si différents de moi et qu’ils n’aient pas le besoin de se nourrir d’autre chose que de nourriture. Lire, c’est manger ; écouter de la musique, c’est manger.
J’aime bien votre définition de la langue de bois : « Une langue dont le verbe ne cesse de s’appauvrir. »
Oui, la langue de bois est une langue sans verbe. L’accent est mis sur le complément d’objet direct au détriment du verbe. Ainsi : « Nous avons construit une maison » devient « Nous avons assisté à la construction d’une maison », comme si personne n’était responsable. Le verbe est la partie attaquable d’une phrase, c’est sa valeur de vérité. J’essaie de réinjecter de la valeur dans mes verbes, de trouver les plus diversifiés possible et les plus forts, d’écrire dans une langue qui ait valeur de vérité et qui soit donc contestable.
La politesse est très importante pour vous. Est-ce une tradition ou une clé du vivre-ensemble ?
Une clé du vivre-ensemble, bien sûr ! La politesse n’est ni de l’hypocrisie ni du mensonge. Bien au contraire, elle est la manière de tout dire, mais de façon acceptable. Nous avons tout à fait les moyens de nous opposer de façon extrêmement polie.
Vous n’avez pas de femme de ménage…
En effet, car je serais énormément choquée que quelqu’un fasse mon ménage à ma place. Ce n’est évidemment pas une tâche dont je raffole mais ce n’est pas non plus insoutenable, et c’est bon de savoir combien on salit, cela apporte quelque chose de voir comme on est sale… Je trouve que c’est très bon pour l’esprit de faire son ménage soi-même. De ce point de vue-là, la poussière a presque une valeur philosophique.
Avec vos lecteurs, vous entretenez une relation particulière et épistolaire. S’agit-il d’une correspondance suivie ?
C’est très souvent le cas, oui. Le plus ancien de ces échanges suivis date de 1993. En général, le point de départ est littéraire, presque toujours à partir de la lecture de l’un de mes livres, mais cela peut prendre toutes les directions. Par exemple, beaucoup d’anorexiques – ou leurs parents – m’écrivent, puisque je suis guérie de cette terrible maladie. Des jeunes me demandent des conseils car ils souhaitent devenir écrivains, ce qui est intimidant car ils me prêtent des pouvoirs que je n’ai pas forcément. Je réponds à neuf lettres sur dix et il est rare que je cesse d’écrire à quelqu’un. Cela me prend beaucoup d’énergie mais je reçois des lettres tellement sublimes que cela vaut vraiment la peine.
Le monde va mal mais vous dites que la vie a beaucoup plus d’imagination que nous…
C’est vrai, le monde va très mal mais, somme toute, il en a toujours été ainsi. Même dans sa façon d’aller mal, le monde va mal de façon imprévisible : il peut se passer des choses bien auxquelles nous n’avions pas pensé.