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Ce que vivent les femmes
Philosophe, Camille Froidevaux-Metterie est professeure et chargée de mission « égalité et diversité » à l’université de Reims Champagne-Ardenne.
Vous dites qu’à partir des années 1980, les femmes se sont occupées à devenir des hommes comme les autres. Pouvez-vous développer ?
Au nom de l’égalité, le grand combat des mouvements féministes des années 1970 a été de libérer les femmes de la maternité obligatoire et de leur permettre de reprendre possession de leur corps procréateur. Dans les années 1980-90 et 2000, les femmes ont pu, dès lors, investir massivement la sphère sociale et le monde du travail, et obtenir des postes jusque-là réservés aux hommes. Mais elles l’ont fait comme si elles n’avaient pas de corps. Le monde du travail s’est féminisé statistiquement sans prendre en considération leurs dimensions incarnées. Il a fallu attendre les années 2010 pour qu’une nouvelle génération féministe se ressaisisse de ces aspects, rendant possible, notamment, le mouvement #MeToo. Congés menstruels, endométriose, congés maladie pour des arrêts naturels de grossesse : ce que j’ai appelé la « bataille de l’intime » est devenue politique.
N’est-ce pas réenfermer les femmes dans une nature dont elles cherchaient à s’émanciper ?
Il ne s’agit pas d’enfermer les femmes dans une sorte de sous-groupe aux caractéristiques communes, encore moins dans une forme d’essence féminine, pas du tout. Il s’agit d’inclure dans la réflexion sur l’égalité les conditions incarnées de leur existence en prenant en considération le fait que le corps des femmes articule deux dimensions en apparence paradoxales.
D’un côté, il est bel et bien toujours le lieu de l’oppression masculine, des discriminations et des violences ; de l’autre, il doit être aussi vecteur d’émancipation. Concrètement, cela implique pour les femmes de reprendre le contrôle de tous les sujets corporels en imposant au monde de l’entreprise de les intégrer.
La dimension incarnée par excellence, c’est la maternité. Or tout se passe, là encore, comme si de rien n’était dans le monde du travail…
1. Un si gros ventre. Expériences vécues du corps enceint. Stock essais/Philosophie Magazine Éditeur, 2023, 240 pages.
J’ai découvert moi-même avec stupeur que devenir mère était totalement invisibilisé dans la vie professionnelle. Je suis frappée par les témoignages recueillis pour l’écriture de mon dernier livre1. Le congé maternité entretient cette illusion qu’il ne s’est rien passé… De retour au travail, les choses sont censées recommencer comme avant alors que les femmes sont lestées de leur nouvelle maternité. Mais cela reste un non-sujet, quand ce n’est pas un motif de discrimination voire de mise au placard. Revenir au corps, c’est redonner du sens et de la légitimité aux bouleversements incarnés de la vie des femmes.
Mais les menstruations, la grossesse, la ménopause dérangent le monde rêvé des hommes qui est, dites-vous, le monde de la constance et de la performance.
Il faut interroger la place du corps dans nos vies. Nos corps sont le lieu de la variabilité, de la vulnérabilité, d’une forme d’inconstance de l’existence. Je pense qu’il faut le rappeler. Cela nous permettrait notamment de renverser les valeurs hypermasculines de l’excellence, de l’infaillibilité et de la progression exponentielle. Le modèle féminin du corps variable et sensible doit servir à tous les hommes pour qu’ils comprennent la probabilité d’une défaillance ou d’un coup d’arrêt, des aléas auxquels ils sont généralement moins bien préparés.
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