Aide médicale d’État, un enjeu de santé publique

iconeExtrait du magazine n°508

Dans le viseur de l’extrême droite, qui a fait de la suppression de l’aide médicale d’État un totem, l’AME est pourtant un dispositif très utile aux yeux des spécialistes de la santé. Elle est d’ailleurs défendue par les ONG comme par l’ensemble des ministres de la Santé qui se sont succédé, de droite comme de gauche.

Par Guillaume Lefèvre— Publié le 02/12/2024 à 13h00

Marthe Chabrol, coordinatrice de programme du Centre d’accueil, d’orientation et d’accompagnement de Médecins du monde. Paris, 2024
Marthe Chabrol, coordinatrice de programme du Centre d’accueil, d’orientation et d’accompagnement de Médecins du monde. Paris, 2024© Stéphane Vaquero

Au Centre d’accueil, d’orientation et d’accompagnement (Caoa) de Médecins du monde, à Paris, les débats sur le devenir de l’aide médicale d’État (AME), un dispositif qui permet à certains étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, inquiètent les professionnels et les bénévoles. Objet de « fantasmes » et de « mensonges », véritable bête noire de l’extrême droite, l’AME est un instrument de santé publique au service de l’ensemble de la population, assurent ces militants de terrain. Un avis largement partagé.

Lorsqu’il a été question de remettre en cause ce dispositif, pas moins de huit ministres de la Santé, de gauche comme de droite, sont montés au créneau pour le défendre en publiant une tribune dans le journal Le Monde. Une unanimité politique suffisamment rare pour être soulignée. Coauteur d’un rapport sur l’AME en 2023, à la demande du gouvernement, l’ancien ministre de la Santé Claude Évin insiste : « Remettre en cause l’aide médicale d’État aurait des conséquences sanitaires, humaines, sociales et économiques inacceptables. Affaiblir l’AME, c’est exposer notre système de santé à une pression accrue de prises en charge plus tardives et donc plus graves et plus coûteuses. »

Ce spécialiste de la santé publique n’a pas peur de mettre les pieds dans le plat : « Il faut cesser de tout mélanger. Il faut arrêter de faire croire que supprimer l’AME réduirait l’immigration. Un étranger ne vient pas en France pour se faire soigner. Il faut parler de l’AME pour ce qu’elle est. Il faut parler de ce qu’elle finance, et pas de ce qu’elle serait ou financerait supposément. Il faut parler de son intérêt individuel et collectif. »

Alors, parlons faits et chiffres. Rappelons d’abord que l’AME n’est pas universelle. Seuls les étrangers en situation irrégulière qui résident en France depuis plus de trois mois et dont les ressources sont inférieures à 847 euros par mois sont éligibles. En 2023, cela ne concernait que 466 000 personnes, pour un budget total alloué par l’État de 1,2 milliard d’euros. Une somme à comparer aux quelque 260 milliards d’euros de dépenses de santé annuelles en France. Et l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), dans une étude de 2019, rappelle d’ailleurs que seulement une personne éligible sur deux en fait la demande.

« Il n’y a pas de tourisme médical »

« Il n’y a pas d’appel d’air, il n’y a pas de tourisme médical ; c’est indécent de faire croire que des gens qui font la traversée de la Méditerranée au péril de leur vie viennent pour profiter du système de santé. Près de 35 % des personnes sans titre de séjour n’ont pas ouvert leur droit à l’AME cinq ans après leur arrivée sur le territoire », souligne Matthias Thibeaud, de Médecins du monde.

Comble du comble pour ce militant, ces femmes et ces hommes travaillent en tant que livreurs, dans les hôtels, dans les restaurants et contribuent au financement de la protection sociale par les cotisations sur leurs salaires (lorsqu’ils sont déclarés), par la TVA lorsqu’ils consomment et parfois par l’impôt sur le revenu.

“C’est un véritable parcours du combattant pour que les étrangers en situation irrégulière accèdent à leurs droits.”

Marthe Chabrol

Et, loin des idées reçues, l’AME n’est pas si facilement accessible. « C’est un véritable parcours du combattant pour que les étrangers en situation irrégulière accèdent à leurs droits. Les obstacles sont multiples : barrière de la langue, documents d’identité à fournir, preuve de présence sur le territoire, adresse, dématérialisation… », résume Marthe Chabrol, coordinatrice de programme du Caoa parisien, ouvert trois jours par semaine et dans lequel se relaient 45 bénévoles, professionnels de la santé et travailleurs sociaux.

Claude Bauer, chargé de l’accueil et de l’orientation.
Claude Bauer, chargé de l’accueil et de l’orientation.© Stéphane Vaquero

Ce jeudi matin, ils étaient une trentaine à s’être présentés devant les locaux de l’organisation. Ils viennent du Bangladesh, d’Afghanistan ou encore du Cameroun et espèrent voir un médecin, échanger avec un travailleur social ou obtenir de l’aide pour remplir le formulaire de demande d’AME et, au bout du bout, pouvoir obtenir leur carte de bénéficiaire. Un document qui sera toutefois loin de leur ouvrir toutes les portes du système de santé.

Une protection maladie de « second rang »

Le panier de soins des bénéficiaires de l’AME n’est pas le même que celui de l’ensemble des assurés sociaux. Il est inférieur à celui des personnes qui, avec le même plafond de ressources, sont éligibles à la complémentaire santé solidaire (C2S) et à la gratuité des soins. À noter qu’au-delà de ce plafond et jusqu’à 1 143 euros de revenus mensuels, cette complémentaire coûte 1 euro par jour et par personne ; il n’existe pas d’équivalent pour l’AME.

Comme le pointe Médecins du monde, contrairement aux assurés sociaux qui bénéficient de contrats de complémentaire santé ou aux détenteurs de la C2S, « les prothèses dentaires, auditives et l’optique restent inaccessibles ». La liste n’est d’ailleurs pas exhaustive. Sont exclus de toute prise en charge les frais d’examen bucco-dentaire des enfants, les frais de traitement et d’hébergement des personnes handicapées ou encore les médicaments « à faible service rendu » tel le Doliprane®.

De nombreux soins nécessitent par ailleurs une ancienneté dans l’AME de plus de neuf mois (prothèse de genou, d’épaule ou encore greffe de cornée) et parfois un accord préalable du service médical de l’Assurance maladie.

Des arguments opposables aux partisans de la préférence nationale qui expliquent à qui veut l’entendre que les étrangers bénéficient d’une meilleure prise en charge que les « nationaux ».

Selon Claude Évin, il ne s’agit pas non plus de faire preuve de naïveté. « La confiance dans la bonne administration et dans le contrôle de l’AME est essentielle à son acceptabilité collective », explique-t-il dans son rapport. Si le dispositif « ne génère pas de consommation de soins faisant apparaître des atypismes, abus ou fraudes structurelles […], il mérite d’être adapté ».

C’est d’ailleurs le sens des propositions qu’il formule avec son coauteur : l’extension du recours à l’accord préalable du service médical de l’Assurance maladie à certains actes, le resserrement de la vérification des conditions d’accès ou l’informatisation de la carte du bénéficiaire, entre autres.

Augmentation des maladies et du taux de mortalité

Attention, toutefois, aux dommages collatéraux que pourrait provoquer un durcissement des règles, alerte Médecins du monde. L’organisation prend l’exemple de l’Espagne, qui, après avoir supprimé l’équivalant de l’AME en 2012, a fait marche arrière six ans plus tard et a finalement opté pour que le panier de soins des étrangers en situation irrégulière soit identique à celui des résidents du pays. La restriction de l’accès des étrangers aux soins avait provoqué une augmentation des maladies infectieuses et une surmortalité des sans-papiers de 15 % en trois ans. « Le problème, aujourd’hui, c’est que le débat est idéologique alors qu’il devrait être scientifique et médical », regrette Marthe Chabrol. Un avis partagé par la CFDT, qui défend l’AME.