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Extrait de l’hebdo n°3943
Il y a quatre ans, les partenaires sociaux validaient l’accord national interprofessionnel “relatif à la mise en œuvre réussie du télétravail”. A-t-il été suivi d’effets ? À l’heure où beaucoup d’accords d’entreprise sont en cours de renégociation, de nombreux points de vigilance demeurent. De son côté, la CFDT vient de lancer un groupe miroir auprès des militants.
1. Accord national interprofessionnel.
Originellement, rien ne garantissait l’existence d’un accord dont les employeurs ne voulaient pas. Mais, dans un contexte de pandémie, les organisations syndicales avaient exprimé leur volonté d’entrer rapidement en négociation afin de mieux encadrer le télétravail que par le précédent accord (de 2005) sur le sujet. Malgré son caractère « ni normatif ni prescriptif » – tel que l’avait souhaité et finalement imposé le patronat –, cet ANI1 du 26 novembre 2020 permet d’aborder, grâce au dialogue social, toutes les situations vécues par les travailleurs (qu’il s’agisse de télétravail régulier, occasionnel ou en cas de circonstances exceptionnelles) et il crée de nouveaux repères pour les salariés et leurs représentants.
2. Comité social et économique.
Il rappelle aux employeurs leurs obligations : mise en œuvre d’un droit à la déconnexion, prise en charge d’une partie des frais liés au télétravail, formation des managers et des salariés au travail à distance. Il implique les représentants du personnel et du CSE2 en amont du passage en télétravail et entérine la notion de double volontariat, celle de l’employeur et celle du salarié, dans l’accès à cette modalité de travail. L’accord introduit également la prise en compte par les employeurs des risques pesant sur la santé des télétravailleurs, risques générés par l’éloignement des salariés d’une communauté de travail et la perte de sens liée à l’usage intensif d’outils numériques.
Trois fois plus de télétravailleurs qu’en 2021
3. “Évolution des pratiques et conditions de travail”, novembre 2024.
Depuis la signature de cet ANI, la France compte trois fois plus de télétravailleurs : 6,1 millions de salariés en 2023 contre 2 millions au moment de la crise sanitaire. Leur profil, lui, n’a pas beaucoup évolué. Le télétravail est essentiellement effectué par les cadres et les personnes les plus diplômés – même si une récente étude3 de la Dares indique un accroissement de la part des professions intermédiaires et des employés moins diplômés entre 2019 et 2024. Elle note aussi une forte féminisation des télétravailleurs puisque les femmes, minoritaires en 2019, représentent 51 % d’entre eux en 2023. En revanche, le télétravail demeure concentré dans quelques métiers. En 2023, seulement quinze familles professionnelles regroupent 73 % des personnes en télétravail.
4. Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
Il s’agit notamment des ingénieurs en informatique, des professionnels de la communication et de l’information, des cadres de la banque et des assurances, des personnels d’études et de recherche ou encore des cadres commerciaux et technico-commerciaux. Reste que cette organisation du travail est largement plébiscitée. Ainsi, selon l’Apec (Association pour l’emploi des cadres), près de la moitié des répondants ont déclaré qu’ils démissionneraient de leur entreprise si l’accès au télétravail était supprimé. Une donnée que confirme d’ailleurs la Dares4, qui estime que 92 % des télétravailleurs souhaitaient continuer à télétravailler en 2023, à raison de deux jours par semaine en moyenne, et 44 % de personnes interrogées voulaient même télétravailler davantage.
Une organisation du travail largement plébiscitée
Dans un tel contexte, les annonces des entreprises ayant décidé de réduire la voilure signifient-elles qu’un retour en arrière est envisageable ? Récemment, les salariés du groupe français de jeux vidéo Ubisoft se sont mis en grève car ils s’opposaient à la décision de leur employeur de leur imposer de revenir trois jours par semaine au bureau. Mais les sociétés, à l’instar d’Ubisoft, qui autorisent le télétravail à 100 % sont rares en France (on dénombre seulement 6 % de télétravailleurs dans ce cas). Celles qui rétropédalent, comme Apple, Google et, plus récemment, Amazon sont précisément celles qui avaient mis en place le télétravail cinq jours sur cinq.
« C’est l’écueil des extrêmes, qu’il faut à tout prix éviter, affirme Isabelle Mercier, secrétaire nationale de la CFDT chargée du dossier. Ne pas passer du tout-télétravail, merveilleux au moment du Covid, à l’impérieuse nécessité du tout-présentiel. Nous réclamons depuis plusieurs mois la mise en place du comité de suivi de l’accord de 2020 pour établir un diagnostic précis. » En attendant la réponse du Medef (qui tarde à venir), la CFDT lance un groupe miroir afin de recueillir les avis des militants sur les effets du télétravail dans leurs entreprises. Les travaux débutent demain, le 27 novembre.
Des temps de présence saturés, des liens distendus
« Au moment où les accords triennaux sur le télétravail arrivent à échéance, nous avons constaté un certain nombre de points qui doivent attirer l’attention des négociateurs, poursuit Isabelle Mercier. En premier lieu, détaille-t-elle, l’absence de négociation sur l’organisation du travail en amont de la mise en œuvre du télétravail est à interroger. C’est ce qui manque pour réfléchir à la manière dont on maintient les temps informels, aussi bien à distance qu’en présentiel. » Résultat : les temps de présence sont saturés de temps « institutionnels » : réunions de service, réunions d’équipe, réunions de planification… qui laissent peu de temps aux échanges entre collègues. En d’autres termes, il y a peu d’espaces permettant de faire vivre les relations sociales… qui font pourtant, elles aussi, intégralement partie du travail.
Par ailleurs, si l’ANI de 2020 a introduit la nécessité de définir clairement et en lien avec les représentants du personnel les activités télétravaillables dans une entreprise, il reste des marges de progrès… « Pourtant, c’est une réelle avancée : jusque-là, seul l’employeur décidait quels salariés étaient éligibles ou non. Les accords à venir doivent mieux intégrer cette réflexion car la proportion de salariés occupant un poste considéré “non télétravaillable” est restée stable depuis 2019. Cela crée des différences entre les travailleurs, au sein des entreprises et en dehors », remarque la secrétaire nationale. D’après la Dares, il y a effectivement un décalage : parmi les salariés qui déclarent occuper un poste qualifié télétravaillable, 36 % continuent d’officier exclusivement sur site.
La nécessité d’adapter la pratique syndicale
Depuis 2019, le télétravail a fortement modifié les pratiques syndicales elles-mêmes, bien que, selon les secteurs d’activité, l’impact ne soit pas le même. « L’organisation du travail syndical doit s’adapter au télétravail, conclut Isabelle Mercier. Il nous appartient d’inventer de nouvelles pratiques pour aller à la rencontre des salariés. Mais cela n’est pas facile pour les militants qui ont dû gérer à la fois le passage en CSE et le développement du travail à distance. » Avons-nous été suffisamment innovants dans la période ? Le groupe de travail CFDT permettra, sans aucun doute, de répondre à la question et d’améliorer ce point. Car une chose est sûre : on n’en a pas fini avec le télétravail !