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Anatomie d’une chute
Économiste du travail au Centre Maurice-Halbwachs, Philippe Askenazy constate que les entreprises favorisent de plus en plus les actionnaires plutôt que la rémunération des salariés.
Qui tire son épingle du jeu dans la répartition actuelle de la richesse ? Le travail ou le capital ?
La période récente, marquée par la fin de la crise Covid et le retour de l’inflation, a révélé un rapport de force qui était sous-jacent. En France, on assiste à une déformation récente du partage de la valeur en faveur du capital. Les grandes entreprises, en privilégiant le capital, peuvent soit rémunérer les actionnaires, soit réinvestir leurs profits. Ce que l’on observe, c’est qu’elles préfèrent distribuer une part très importante de leurs profits aux actionnaires, soit sous la forme de dividendes, soit en rachetant des actions, plutôt qu’investir. Par conséquent, la part de la valeur qui revient aux salariés décroche. La promesse que le profit d’aujourd’hui est l’investissement et l’emploi de demain n’est pas assurée. Les profits d’aujourd’hui sont surtout les rémunérations des actionnaires d’aujourd’hui. Ils ne participent pas à la construction d’un futur à la hauteur des transitions que l’on doit mener.
Est-il possible de chiffrer ce décrochage ?
Sur la période 2012-2019, nous avons observé une certaine stabilité des parts : environ deux tiers des profits rémunèrent le travail, un tiers revient au capital. Entre 2022 et 2023, près de 30 milliards d’euros de valeur ajoutée pourraient se déplacer du travail vers le capital. Ce phénomène s’explique par l’inflation alors que des entreprises possèdent des pouvoirs de marché importants sur les biens et services comme le travail. Dans un contexte inflationniste, certaines entreprises ont pu relever leurs marges sans pour autant perdre significativement des clients ou des consommateurs. Ces nouveaux profits n’ont pas été fléchés vers la rémunération du travail. Parallèlement, les syndicats n’ont pas pu freiner cette évolution, et l’État n’a pas agi contre l’inflation par les profits. Il n’y a pas eu de taxation des superprofits.
Existe-t-il une possibilité de rééquilibrer le partage en faveur des salariés ?
Il y a deux possibilités pour redynamiser les salaires. La première solution, si l’on est libéral, c’est de rétablir une concurrence sur le marché du travail pour lutter contre les positions dominantes et lever les clauses de non-débauchage, qui freinent les augmentations de salaire. L’autre solution, c’est de renforcer le pouvoir de négociation des salariés, qui a été affaibli ces dernières années. Plus structurellement, le rôle des syndicats se pose. Ils doivent retrouver dans une société hyperconnectée, et pourtant fragmentée, un mode d’action collectif puissant vis-à-vis des employeurs, pour décrocher des augmentations de salaire.