Comment l’exclusion sociale nourrit la défiance vis-à-vis du politique

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iconeExtrait de l’hebdo n°3940

Le Conseil économique, social et environnemental a adopté le 23 octobre son rapport annuel sur l’état de la France (RAEF) en 2024. Cette photographie des préoccupations des Français fait le lien entre les inégalités sociales et les menaces qui pèsent sur notre démocratie.

Par Claire Nillus— Publié le 05/11/2024 à 13h00

Le groupe CFDT au Conseil économique, social et environnemental (Cese), à Paris.
Le groupe CFDT au Conseil économique, social et environnemental (Cese), à Paris.© Syndheb

En tant que représentant des partenaires sociaux, des corps intermédiaires et des acteurs de la société civile organisée, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) dresse chaque année un portrait de l’état d’esprit des Français destiné à éclairer les politiques publiques. Cette édition 2024 s’est appuyée sur une enquête Ipsos menée pour le Cese croisée avec les travaux des différentes commissions thématiques de l’institution. « Lorsque nous avons commencé notre étude, il n’était pas question de dissolution ni d’élections législatives anticipées, précise la rapporteure Claire Thoury (groupe des associations). Au final, nous l’avons intitulée “Sortir de la crise démocratique” car [cette étude] nous engage plus que jamais à mener la bataille de la proximité. Donner à voir les réalités vécues, construire des solutions adaptées : c’est notre force et notre devoir, nous devons nous mobiliser pour sortir de la crise démocratique que nous traversons. »

Les inquiétudes majeures des Français

Les premiers enseignements de l’enquête Ipsos révèlent que les Français placent en tête de leurs inquiétudes le problématique accès aux soins et le sentiment de vulnérabilité qu’il engendre. C’est un fait nouveau. Toutefois, la préoccupation relative au pouvoir d’achat reste très présente : presque un Français sur deux (45 %) est concerné ; 13 % d’entre eux disent ne pas pouvoir répondre à leurs besoins essentiels, 32 % y arriver tout juste. Un Français sur deux est également inquiet pour ses enfants, et 37 % se disent incapables de se projeter dans l’avenir. Ce niveau d’anxiété augmente encore avec la question environnementale, bien que celle-ci ait reculé à la cinquième place, derrière la situation économique et politique du pays.

Des inégalités qui se creusent

1. Départements et régions d’outre-mer.

Avec des pics selon les territoires, les inégalités d’accès au logement et à la santé – qui n’ont cessé d’augmenter depuis quarante ans – sont le plus souvent citées par les répondants. D’après eux, ces inégalités sont dues aux différences de salaire (en tête des raisons évoquées lors du sondage), aux discriminations liées à l’âge, au genre, aux origines et en fonction des handicaps. L’éloignement des bassins d’emplois pénalise aussi 46 % des sondés. Il en résulte une forte impression de subir un système où l’on n’a pas les mêmes chances sur la ligne de départ, où les règles du jeu sont viciées. Les ouvriers, les habitants des Drom1, les personnes les moins diplômées et celles dont le pouvoir d’achat est insuffisant pour couvrir leurs besoins essentiels éprouvent un sentiment d’exclusion et de marginalisation croissant. L’enquête montre ainsi combien la difficulté d’accéder à des services fondamentaux, dont la justice, est associée à une défiance de plus en plus affirmée vis-à-vis des institutions.

Un fragile État de droit

Toutes les études récentes montrent d’ailleurs l’impact des inégalités sur l’adhésion à la démocratie, ce qu’a analysé la philosophe Cynthia Fleury : « Le principe indissociable de l’État de droit, celui qui est spontanément nommé par les individus, c’est la liberté. L’autre grand principe, c’est son effectivité, sa matérialisation. » Cette liberté doit permettre la multiplicité de choix de vie possibles, l’articulation entre l’égalité des droits, des chances et des capacités de tout un chacun. Or la concentration des richesses et des revenus au cours des dernières décennies a fait exploser le sentiment d’injustice sociale et érodé en retour la confiance dans les institutions démocratiques.

« La démocratie est certainement le régime le plus vaillant dans la lutte contre les inégalités mais c’est également le plus fragile car il est le lieu d’une rivalité très forte qui produit de la déception. L’on observe que cette marginalisation économique entraîne une marginalisation citoyenne dans tous les pays démocratiques où la perception des inégalités est élevée. » En France, seulement 39 % des personnes sont satisfaites du fonctionnement de la démocratie, et la plus grande défiance provient des personnes les plus précaires. « Pour protéger notre État de droit, il faut fournir un accès égalitaire aux besoins élémentaires. »

Mettre de côté les tableurs Excel

« Il nous faut regarder finement ce que recouvrent les grandes tendances afin de proposer des solutions adaptées », souligne pour sa part la rapporteure Claire Thoury. Qui sont les 45 % de personnes qui ont du mal à subvenir à la totalité de leurs besoins ? Ce sont 78 % de chômeurs, 77 % d’« ultramarins », 72 % de familles avec trois enfants ou plus, 59 % de familles monoparentales ou encore 60 % d’étudiants. « C’est donc aussi du sentiment d’être mal représentés dans leur vécu que souffrent les Français. »

Autre enseignement du RAEF : le pays est fracturé entre une France qui va mal et une autre qui s’investit et agit au niveau local. Il existe bel et bien des ressorts pour faire vivre la démocratie puisque 84 % des répondants se disent prêts à la défendre si elle était menacée. Mais ils veulent participer à l’élaboration des décisions ! Ils sont prêts à s’investir, et beaucoup sont déjà engagés dans différentes organisations : 35 % font partie d’une association, 12 % d’un syndicat (d’ailleurs, 51 % des Français trouvent les syndicats utiles), 7 % d’un parti politique.

À propos de l'auteur

Claire Nillus
Journaliste

Alors, au moment où est examiné le budget, dans cette France extrêmement polarisée, la publication de ce rapport annuel sur l’état de la France doit interpeller. « Nous ne sommes pas un think tankLaboratoire d’idées. qui ajouterait sa voix à d’autres ; nous disons l’état de maturation de la société française, bien souvent en avance sur la sphère politique. Le monde politique ne peut déplorer la méfiance de nos concitoyens envers les institutions et s’exonérer de l’expression d’organisations regroupant et impliquant au quotidien des dizaines des millions de Français », juge Thierry Beaudet, le président du Cese. Selon la CFDT, la présentation de ces travaux repose à nouveau la question de l’interdépendance des acteurs de la société civile, des entreprises, des décideurs politiques car « personne ne peut prétendre avoir la réponse tout seul », affirme la secrétaire générale de la CFDT, Marylise Léon.