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Mon travail idéal
Finis les bars à smoothies, le baby-foot ou le Chief Happiness Officer censés rendre les salariés « heureux au travail » ? Reste que ces artifices font toujours obstacle au nécessaire débat sur le contenu et les organisations de travail.
1. Happycratie – Comment l’industrie du bonheur
a pris le contrôle de nos vies. Éditions Premier Parallèle, 272 pages, août 2018.
2. Étude : Le rapport au travail post-Covid.Télétravail, management, reconnaissance, santé,les nouvelles tendances. www.jean-jaures.org
Alors, comme ça, un joli rooftop (toit-terrasse) végétalisé, des espaces de sieste, des bars à bonbons ou l’embauche d’un Chief Happiness Officer (CHO) seraient de nature à rendre les salariés plus heureux au travail ? C’est en tout cas ce que défendaient les partisans du bonheur au travail, notion apparue au tournant des années 2010, dans le sillage de l’approche américaine de « psychologie positive ». Un concept admirablement analysé dans Happycratie1, du chercheur Edgar Cabanas et de la sociologue Eva Illouz.
Très présente et très médiatisée dans les années pré-Covid, cette thématique a du plomb dans l’aile. Côté entreprises, on semble être revenu de ces gadgets, de nombreux DRH reconnaissant combien ces artifices n’ont pas de réels impacts sur la motivation ou l’engagement des équipes.
Côté salariés, il n’est pas certain que l’on ait un jour cru en ces promesses. Mais encore moins depuis la crise Covid, « qui a transformé le rapport au travail. Ce dernier a perdu son caractère aussi central. Aujourd’hui, on est moins sur ces envies messianiques de bonheur au travail, mais sur une approche plus pragmatique où l’on va davantage rechercher à ce que le travail s’intègre plus harmonieusement dans sa vie », explique Romain Bendavid, expert associé de la Fondation Jean-Jaurès, qui a coordonné une grande étude sur le rapport au travail post-Covid2.
« Bullshit managérial »
3. Le bullshit management, revue Cadres – Lire le travail, no 498, octobre 2023.
« On parle peut-être moins de bonheur au travail et davantage de bien-être au travail, mais le fond et les pratiques restent les mêmes. On est sur les mêmes âneries », tacle Christophe Genoud, enseignant à la Haute école de gestion de Genève (HEG), consultant en management, auteur de l’ouvrage Leadership, agilité, bonheur au travail – bullshit ! (éditions Vuibert, 2023) – et qui a également contribué au numéro de Cadres consacré au « bullshit management »3.
« Tous ces discours, ce sont des fables que les entreprises se racontent. Elles se mentent et mentent à leurs collaborateurs. Car justement, le travail n’a jamais été aussi bureaucratisé, abstrait, procédurier et déshumanisant. Alors on sert un récit, celui dans lequel il suffirait d’“introduire de l’humain”, de favoriser le bonheur au travail ou la résilience pour que nos organisations redeviennent des lieux de créativité, d’innovation et de bien-être. Le problème, c’est que ces récits sont des mythes mortifères qui nuisent plus qu’ils ne soignent », assène Christophe Genoud. Un peu à la manière de cette nouvelle tarte à la crème de la « bienveillance », qui a envahi jusqu’au monde de l’entreprise.
“Quand toute la communication est faite sur le “tout va bien”, si vous amenez le “ça ne va pas”, c’est un peu comme si vous trahissiez l’entreprise », explique la chercheuse.”
Gare aux incohérences
4. La novlangue managériale. Emprise et résistance. Éditions Erès, 220 pages, 2017.
5. Et Mots et illusions : quand la langue du management nous gouverne. Éditions 10/18, « Amorce », 112 pages, 2022.
Ce n’est évidemment pas que la présence d’un baby-foot soit néfaste ou dangereuse en tant que telle dans un environnement de travail, mais potentiellement pour ce qu’elle représente. « Ces démarches – babyfoot, bonbons, corbeilles de fruits, séances de yoga… – portent avec elles une injonction à être heureux au travail, en réponse aux “attentions” de l’entreprise. Ce qui peut fragiliser ceux qui ne le seraient pas, leur donner un sentiment d’inadaptation, voire accroître leur détresse ou leur culpabilité, constatant qu’ils n’y arrivent pas, malgré “tout ce que l’entreprise fait pour eux” », indique Agnès Vandevelde-Rougale, socioanthropologue, auteure de plusieurs ouvrages sur les aspects manipulatoires de la novlangue managériale4 5. Pire, un tel contexte ou environnement qui cultive l’optimisme à tous crins peut empêcher ou saper la possibilité d’exprimer ses difficultés. « Quand toute la communication est faite sur le “tout va bien”, si vous amenez le “ça ne va pas”, c’est un peu comme si vous trahissiez l’entreprise », explique la chercheuse.
Le véritable problème de ces approches « bonheuristes » (l’expression est de la philosophe Julia de Funès) est qu’en ciblant les individus – c’est-à-dire en les mettant au centre –, on évite de parler du travail, on se détourne de ce qui concerne l’activité de travail, son organisation, ses difficultés. Or, et c’est bien ce qu’ont démontré des dizaines d’années de travaux universitaires, c’est en mettant le travail au cœur des réflexions et en donnant aux salariés les moyens de réaliser leur travail qu’ils trouveront le plus de satisfaction… et d’épanouissement.
Et donc gare aux incohérences ou aux contradictions : « Si vous installez une salle de sport ou que vous proposez des massages mais que vos salariés ne trouvent pas de bureau quand ils arrivent parce que l’entreprise est passée en flex office [absence de bureau attitré], le risque est grand d’une déception entre la communication de l’entreprise et la réalité des pratiques. Une déception qui peut nourrir le mal-être au travail et le turnover », conclut Agnès Vandevelde-Rougale.
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